Arboriculture et fruits mauriennais : des produits du terroir ?
On s’interroge peu sur l’origine des produits que l’on célèbre aujourd’hui comme « les fruits du terroirs », derniers « remparts » contre cette mondialisation redoutée...
En 1840 l’agriculture à Saint-Michel-de-Maurienne apparaissait ainsi à un statisticien : entouré d’une enceinte riante de vergers et de prairies, on dirait qu’il [le bourg] sort d’un bouquet de verdure. Saint-Michel produit des denrées de toute espèce, en petite quantité il est vrai, parce qu'il y a peu de terrains productifs. Mais ses produits son bons. On y cultive la vigne. Le mandement de Saint-Michel, arrosé par l’Arc, la Denise et la Neuvachette, est presque tout situé en montagne, si ce n’est Saint-Michel et Saint-Martin [...] Aussi y-a-t-il beaucoup de bois et beaucoup de pâturages. L’on y élève beaucoup de bétail. On cultive la vigne jusqu’à Orelle. Les communes de montagne ne produisent que de menus grains »[1].
Les terroirs alpins sortent en effet peu d’un long Moyen-âge. Entre deux gabelles du sel, 1561 et 1758, on compte toujours en Maurienne un cheptel bovin de 17 000 têtes[2]. D ans ce monde plein, deux agricultures s’opposent : celle des plaines, intensive, fruitière, aux céréales riches (froment), et celle de l’étage collinéen, pastorale et extensive, aux céréales pauvres (seigle, orge)[3]. A lire Pline l’Ancien (vasuticum, Ier s. ap. J.C.)[4], le fromage est bien connu. Mais au XVe s., les religieux qui s’accaparent les alpages font venir des techniciens suisses[5] : gruyères, vacherins, pâtes persillées apparaissent dans les villes[6]. La parcelle monoculturale n’existe pas : sur le même lopin coexistent vergers, vignes, jardins (fèves et choux en général) ou céréales[7]. Les confréries possèdent les vergers et font des farines de châtaignes. Dans les dîmes, la Carcavalle (ou Pomme Adam) et la pomme Françoise, variétés rachitiques, mais adaptées à l’altitude, sont redistribuées en aumônes.[8]
La diversité et la spécialisation n’apparaissent qu’au XIXe siècle. La Chambre royale d’Agriculture deChambéry diffuse les variétés étrangères[9]. Ainsi à Saint-Martin-d’Arc en 1840 : « Une partie de son territoire est en plaine, produisant du froment et de très bons fruits, parmi lesquels est la belle Calville, recherchée par les amateurs »[10]. Cette pomme normande, connue de Louis XIII pour son goût, était originaire d’Alémanie[11]. En 1784, Costa de Beauregard l’introduit autour des cures, pour la préserver des maladies de la plaine. Aux variétés « endémiques », succèdent ainsi de nouvelles variétés au trajet international ! Le poirier Curé, introduit en 1767 à Chambéry, venait de Pologne. Quant à la reinette de Cuzy, elle fait disparaître une espèce endémique sur deux dès 1900, car ses qualités de conservation la conduise par trains entiers des Alpes à Toulon, pour la marine...[12]. Les méfaits de la Golden vers 1960 sont à relativiser ! L’industrialisation faisant reculer les cultures vivrières pour les cultures spéculatives, on voit même dès 1900 un envahissement de la vigne, du noyer et du châtaigner, dont les réglementations restent en vigueur jusqu’en... 1936[13]! En 1927, on produit (ou on déclare) à Saint-Michel-de-Maurienne 440 hL de vin, mais la céréale reste reine, au point de susciter la création de nouveaux moulins (La Traverse, 1884) ou de minoteries[14].
Jusqu’à l’industrialisation, on voit donc qu’il a existé à Saint-Michel-de-Maurienne un monde de la production locale, sans jamais toutefois être à l’origine des espèces, même endémiques, toutes importées et sélectionnées pour leur qualité. A l’heure des slogans du « slow food », il peut-être bonde se rappeler qu’un terroir n’est jamais figé, mais qu’il est d’abord une conjonction d’hommes.
La belle Calville, la pomme des vergers de la Belle époque à Saint-Martin-d’Arc !
(d’après la Deutche Pomologie, planche I, 57).
Saint-Michel-de-Maurienne dans son écrin de vergers vers 1900.
Archives nationales de France, base Mérimée. Fonds Paul Lancrenon.
1 Anonyme. Dictionnaire du duché de Savoie, 1840, dans L’histoire en Savoie, Nouvelle série, n°8, 2004, p. 232.
2 Etude de la gabelle du sel, Sabaudia.org.
3 MOUTHON (F.), Savoie médiévale, naissance d’un espace rural, dans L’histoire en Savoie, n°19, 2010, p. 106.
4 Histoire naturelle, XXIII.
5 Archives départementales de la Savoie, C 867.
6 Archives départementales de la Savoie, 22 H2 Notez que la fruitière de Saint-Michel-de-Maurienne n’apparaît qu’en 1847.
7 Archives départementales de la Savoie, AC Saint-Michel-de-Maurienne, CC5.
8 Archives diocésaines de Maurienne, paroisse de Saint-Michel-de-Maurienne.
9 Sabaudia.org.
10 Anonyme. Dictionnaire du duché de Savoie, 1840, L’histoire en Savoie, Nouvelle série, n°8, 2004, p. 221.
11 LAUCHE (W.) Deutche Pomologie, Verlag v. Paul Parey in Berlin, 1899.
12 GRAND (Y.), « Fruits et vergers dans l’ancienne société mauriennaise», texte de conférence présenté àl’occasion de la fête des fruits d’automne 2008 à Saint-Michel-de-Maurienne.
13 DEQUIER (D) et DOMPNIER (G.), L’agriculture en Maurienne, 2008, 260 pages. 14 MALTE-BRUN (V.A.) Les Savoies, statistiques, 1908, p. 60.
Yannick GRAND
Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne
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