1. LA MORT DU FONTAINIER (SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE 25 MAI 1836)
2. LE DOCTEUR MOTTARD A DES SOUPCONS ! (SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE 6 AOUT 1847)
Pierre Geneletti
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 1er novembre 2020 ( 27 mn 18 s) :
1. LA MORT DU FONTAINIER
Archives départementales de Savoie : 7FS6 223
Mon ami le fontainier m’a dit : « La vie, c’est de l’eau. Mollis le creux de la main, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds. »
L’eau vive. Jean GIONO
-Monsieur le juge, monsieur le juge, venez vite, on a trouvé un cadavre sur le bord de l’Arvan.
Ainsi commence la journée du vingt-cinq mai mille huit cent trente-six, de Gaspard Léandre Filliol, assesseur au tribunal de Maurienne.
Le juge instructeur Joseph Berger étant absent pour la journée, il lui revient de procéder à l’enquête. Le temps est incertain. Gaspard Filliol prend son chapeau, enfile son manteau et gagne le bureau voisin où se trouve le substitut avocat fiscal, spectable Joseph Ignace Petit. Tous deux quittent le tribunal, place de l’Officialité, accompagnés de messire Charles Frezet, substitut greffier, muni de tout le nécessaire pour établir un rapport.
Après avoir regardé en passant le chantier de démolition de la Porte Marenche qui se termine, et celui de l’ouverture d’un passage devant l’église Notre-Dame, qui exhibe fièrement sa nouvelle façade, ils se dirigent vers le cabinet de spectable Dupraz, le médecin, qu’ils informent de l’évènement, et qu’ils prient de bien vouloir venir avec eux.
Au bout d’une vingtaine de minutes de marche rue du Mollard-d’Arvan, puis rue Saint-Roch, ils arrivent au pont d’Arvan, remontent le long de la rive gauche du torrent et trouvent le cadavre, à environ trois cents pas du pont provisoire fait par le charpentier Anselme, au-dessus du confluent de l’Arvan et du Bonrieu.
Le cadavre est couché sur le dos, vêtu d’une chemise, d’un pantalon en drap du pays, d’un gilet en maille et de bas blancs. Il lui manque le soulier du pied droit. Il a une ceinture autour de la taille et une corde en sautoir. Le docteur Dupraz précise dans son rapport qu’il paraît âgé d’environ soixante-dix ans, qu’il ne lui reste que quelques cheveux autour de la tête et sur le sommet. Il apparaît comme un homme de forte constitution, de taille moyenne. L’examen immédiat révèle qu’il a des plaies encore saignantes à la tête, mais pas d’autres lésions apparentes.
Deux personnes sont à côté du cadavre lorsque le juge Filliol et ses assesseurs arrivent. Le premier est Jacques Galleano, appointé dans le corps des carabiniers et en station dans la ville. Le deuxième, Arnaud André, est préposé à l’octroi de la cité de Saint-Jean-de-Maurienne.
Après les avoir dûment remontrés et assermentés, le juge Filliol leur explique qu’il doit les interroger :
-Connaissez-vous le corps de l’individu qui est sous nos yeux ?
-Tous deux répondent connaître parfaitement le cadavre qui est celui de Michel Collet, fontainier en la ville, père de famille, âgé d’environ soixante-dix ans.
-Seriez-vous instruits des causes de sa mort ?
-D’une même voix, ils répondent : Nous avons été informés qu’il était tombé du petit pont qui se trouve sur cette rivière d’Arvan. Nous nous sommes empressés d’accourir de ce côté et en suivant le cours d’eau, nous l’avons trouvé.
-Avez-vous trouvé le cadavre dans cette position ?
-Non. Nous l’avons trouvé couché à la renverse, le flanc droit appuyé contre cette grosse pierre qui est sur la rive, la tête dans le courant et les pieds tournés vers le rivage. Nous l’avons tiré là où il est maintenant, pour essayer de lui porter secours. Mais c’était déjà trop tard. Cela s’est passé il y a environ une heure, le temps qu’on aille vous prévenir et que vous arriviez.
-Avez-vous vu la chute ?
-Non. Nous n’étions pas sur les lieux lorsque l’accident a eu lieu, mais nous avons entendu dire qu’il y aurait deux témoins. Claude Gravier et le fils de Louis Sibué, dont nous ne savons pas le prénom.
L’entretien se termine par la déclinaison de l’identité des deux fonctionnaires. Jacques Galleano dit être né à Versolle dans la province de Saluces, être carabinier en poste dans la ville de Saint-Jean, être âgé de quarante-neuf ans, avoir pour mille livres de biens. Il affirme n’avoir aucun lien de rapport ou d’intérêt avec la victime. André Arnaud est originaire de Saint-Jean-d’Arves, il habite la commune de Saint-Jean-de-Maurienne où il est préposé à l’Octroi. Il prétend avoir trente-neuf ans, mille livres de biens et n’avoir aucun lien avec Michel Collet.
Le juge Filliol regagne son bureau après avoir demandé au docteur Dupraz de bien vouloir établir un rapport sur les causes de la mort de la victime. Le médecin se présente deux jours plus tard au bureau du juge. Après avoir été dûment remontré et assermenté, il dépose de la manière suivante :
-Je, Jacques Dupraz, docteur en médecine, vous dis et rapporte que j’ai reconnu sur l’occiput dudit cadavre plusieurs blessures compliquées de la fracture du crâne faite par un instrument contondant. Toute l’habitude extérieure du corps ne présentait aucune lésion. Ayant examiné les premières voies aériennes, j’y ai constaté l’existence de matière argileuse identique à celle du torrent d’Arvan sur les rives duquel ledit cadavre était gisant. J’en conclus que l’individu qui fait le sujet de ce rapport est mort par submersion et que les blessures observées à la tête sont le résultat du choc que la tête a éprouvé contre les rochers dont ledit torrent est encombré.
Lecture faite du rapport, j’y persiste et signe. DUPRAZ, médecin.
Le premier août suivant, André Dunand, le juge instructeur au tribunal de Maurienne convoque à son bureau, Claude Gravier et le fils de Louis Sibué, les deux personnes qui ont été témoins de l’accident. La séance se passe en présence de spectable Petit, substitut avocat-fiscal et de messire Frezet, substitut greffier qui consigne par écrit les déclarations.
Le premier à être interrogé est Claude Gravier. Il dit être né aux Bottières, hameau de Saint-Jean, avoir quarante-deux ans. Laboureur de profession, il ne possède aucune fortune et n’a aucun lien avec le décédé. Lorsque le juge lui demande s’il était présent lors de l’accident, il répond qu’il travaillait à une distance d’une portée de fusil environ du torrent d’Arvan et du pont, avec son frère Joseph et Samuel Jullien, son neveu. Mais il ajoute que ces derniers n’ont rien vu, car ils étaient derrière un rocher. Reprenant son récit, Claude Gravier explique qu’il a vu arriver Michel Collet. Il avait une corde à travers les épaules et se dirigeait vers le pont provisoire établi sur l’Arvan. Mais, en passant sur le pont qui est extrêmement étroit, j’ai vu que le pied lui a manqué et qu’il est tombé au-dessous dans l’eau. Claude Gravier prétend qu’il s’est alors mis à crier pour appeler ses compagnons. Tous trois se sont approchés de l’eau. Ils constatent que le corps n’est plus là, emporté par le fort courant qu’il y avait ce jour-là. En longeant la rive, ils ont trouvé le corps sans vie beaucoup plus loin, là où le juge a été appelé.
Le neveu, Samuel Jullien, né à Albiez-le-Vieux, âgé de dix-huit ans, journalier de profession, fait exactement la même déposition, précisant simplement qu’il avait perdu la victime de vue à cause d’un rocher au moment où il arrivait près du pont, qu’il était tout seul. Depuis il avait appris que Michel Collet allait ramasser du bois.
Le dix-sept décembre de la même année, estimant que le rapport du docteur Dupraz et les déclarations des témoins sont concordants, le juge décide de ne pas donner de suites judiciaires à ce décès qui est bien accidentel. « Il n’y a pas lieu à provision ou à ultimes informations ». Il renvoie la cause par-devant le Sénat de Savoie, seul compétent pour y statuer. Le trente et un septembre 1838, soit deux ans après le décès, le Sénat de Savoie confirme et entérine la décision du juge de Maurienne.
Je le vois. Il était devant moi avec sa pauvre main d’homme des fontaines, sa main usée d’eau, une main déjà toute lyrique rien que dans cet affûtage de l’eau, une main pointue, aimable, molle et de peau fine comme une main d’amoureux. Il l’ouvrait, creuse comme un petit bassin de pierre taillé goutte à goutte par la source. Il l’ouvrait : tu la gardes.. Et puis soudain il la serrait en nœud de rocher : tu la perds…
L’eau vive. Jean GIONO
2. LE DOCTEUR MOTTARD A DES SOUPÇONS !
Archives départementales de Savoie, 7 FS 6 343
Nous sommes le 6 août 1847. Le docteur Antoine Mottard ferme soigneusement la porte de son cabinet, sort dans la rue de l’Orme, hésite entre le vieux passage voûté et la nouvelle petite rue qui permet de gagner la place de la Soeffe, la place du Marché au Bois, devenue place Fodéré depuis quelques mois. Il s’arrête quelques instants devant la statue de son confrère qu’il a contribué à faire ériger. Puis il reprend sa marche en direction de la nouvelle bibliothèque offerte par le chevalier Mathieu Bonnafous et dont il est le responsable. Il a reçu quelques jours auparavant un exemplaire des œuvres du baron Guiraud, de l’Académie française, l’auteur des Élégies Savoyardes, qui a demandé, juste avant son décès, que ses livres figurent dans cette bibliothèque.
-Docteur, docteur, venez vite mon père se meurt.
Antoine Mottard reconnaît, en la personne qui l’interpelle, le fils aîné de Charles S. de Saint-Julien.
Pour préciser l’urgence de sa demande, le garçon ajoute : Il est malade depuis deux jours, il a déjà fait son testament, et il a été administré.
-Vous ne me prévenez que maintenant ? Je viens dès que possible.
Dans sa déposition faite auprès de l’avocat fiscal, le Dr Mottard précise qu’il est deux heures et demie de l’après-midi lorsqu’il est accosté par le jeune homme et qu’à quatre heures, il se trouvait auprès du malade, à Saint-Julien, commune située à quatre lieues de son domicile.
Dès son arrivée, celui-ci lui dit : ah, M. le médecin, vous arrivez trop tard !
Après avoir cherché à consoler Charles S., à l’assurer que son extrême robusticité lui permettrait de se sortir de cet épisode maladif, le Dr Mottard l’interroge. Il répond : je souffre depuis quatorze jours de quelques malaises que je ne sais définir, mais qui se faisaient plus particulièrement ressentir à l’estomac et au ventre ; néanmoins j’ai continué à travailler, j’ai même travaillé avant-hier à charrier du foin. Tout à coup, mon mal d’estomac et du ventre est devenu d’une violence telle que je dus me mettre au lit. Depuis, je n’ai cessé de vomir tout ce que l’on me donne à boire. Rien ne peut rester dans mon corps. Les douleurs d’estomac et de ventre deviennent toujours plus fortes, je n’ai plus de repos. Je souffre tellement qu’il en est fini de moi.
Le médecin examine alors le malade et constate que : sa face fortement rembrunie exprime la souffrance et les plus violentes angoisses. Ses yeux enfoncés et égarés dénotent une vive anxiètude. Son pouls filiforme, extrêmement précipité, est presque insensible. Ses extrémités supérieures et inférieures sont froides. L’épigastre et l’abdomen surtout sont tellement endoloris que le malade ne peut supporter la simple pesanteur de la main. La langue est sèche et rouge, l’arrière-gorge violette et brûlante.
Le docteur Mottard, alarmé par les symptômes présentés par le patient, pose un diagnostic de gastro-entérite et craint pour sa vie. Il conseille les remèdes les plus convenables et demande à l’épouse de lui faire parvenir des nouvelles dès le lendemain matin. Il se retire en ajoutant : je reviendrai dans l’après-midi. Puis sur le pas de la porte, il ajoute : s’il vomit, gardez-moi le liquide.
Pendant le chemin de retour, l’intensité vraiment prodigieuse et extraordinaire de la maladie pendant un temps aussi court, l’amène à se faire de sérieuses réflexions. Connaissant bien le malheureux, il ne voit aucune cause qui ne conduise aux intenses résultats observés. Le doute s’installe dans son esprit.
Arrivé à Saint-Jean-de-Maurienne, Antoine Mottard se rend à la réunion du Comice agricole programmée ce jour. Cette réunion est importante, car elle reçoit un invité de marque en la personne de M. Joseph Brun, membre de la Chambre royale d’agriculture et de Commerce de Turin et propriétaire d’un des plus beaux troupeaux de moutons Mérinos d’Europe. L’objet de la réunion est d’améliorer la qualité de la laine produite en Maurienne qui sert à réaliser des draps et des vêtements. M. Brun accepterait de fournir cent agneaux femelles et 12 mâles et Sa Majesté la reine Marie-Christine offrirait quatre béliers du premier choix âgés de deux ans.
Le lendemain matin, le fils de Charles S. vient au cabinet du médecin, faire son rapport. Mon père a eu quelques instants de tranquillité après avoir absorbé les médicaments que vous avez prescrits, il a même été mieux jusqu’au matin, puis le mal est réapparu intense comme auparavant.
Le docteur Mottard lui répond qu’il revient à Saint-Julien dans quelques heures.
À son arrivée, le Dr Mottard trouve le malade agonisant. Il décède quelques instants après.
Pour cette deuxième visite, le médecin a, en raison de ses soupçons, demandé au syndic du village de l’accompagner. En sa présence, il procède à un examen du cadavre. Il remarque un ballonnement extraordinaire de l’épigastre et de l’abdomen. La bouche est pleine d’un liquide noirâtre. Il demande alors à la famille de lui donner ce que le malade avait vomi, afin de le mettre dans une bouteille cachetée en présence du syndic. Mais on a tout jeté et les plats ont été soigneusement lavés. Le doute n’est plus permis. Le Dr Mottard refuse de délivrer le permis d’inhumer et demande au syndic de prendre la clef de la garde-robe où sont rangés les sirops, sucres et autres médicaments que l’on donnait au malade ; de la fermer soigneusement et de ne l’ouvrir qu’en présence de l’autorité judiciaire.
Il revient à Saint-Jean-de-Maurienne, se rend chez l’avocat fiscal auprès de qui il dépose un rapport circonstancié. L’affaire est confiée à spectable Gabet, assesseur instructeur auprès du tribunal de Maurienne, qui ordonne qu’une autopsie soit pratiquée en sa présence, conjointement par les docteurs Mottard et Dupraz.
Elle a lieu le lendemain, huit août, vers quatorze heures. Il fait très chaud, le mort a été conservé dans une chambre mal aérée située derrière la cuisine, l’odeur est repoussante. Il est étendu sur son lit, enveloppé dans un linceul funéraire qui laisse le visage découvert. Les premières investigations ne montrent aucune trace de sévices. Le rapport très détaillé précise que « la désorganisation vraiment anormale de l’organisme laisse penser aux praticiens que sans être convaincus qu’il y ait eu une tentative d’empoisonnement, la gastro-entérite a pu être rendue mortelle par l’emploi de remèdes contraires administrés par la famille pour le soulager et le guérir. Ces médicaments intempestifs et empiriques peuvent bien avoir déterminé une action tonique augmentant cette maladie ordinairement grave par sa nature et occasionner la mort du malade. Néanmoins, voyant que nous ne pouvons rien assurer, nous avons dû faire appel aux lumières de la chimie ». Les deux médecins prélèvent des morceaux de tous les organes, les mettent dans un bocal en verre, afin que « MM. Les chimistes puissent analyser non seulement la substance toxique qui serait dans le tube intestinal, mais encore celle qui étant absorbée se serait répandue dans le corps du défunt. »
Pendant l’intervention, les deux médecins répondent au fur et à mesure de l’avancement aux questions posées par le juge instructeur. Questions et réponses sont soigneusement notées par le substitut greffier présent. A l’issue de l’autopsie, ils remettent au juge un vase en terre noire qui contient le tube intestinal, l’estomac, une portion de l’œsophage, du foie, de la rate, du cœur, des poumons, des muscles fessiers et du biceps fémoral du cadavre.
Quelques jours plus tard, le quatorze août, les praticiens sont reçus au tribunal, par le même assesseur Georges Gabet, assisté de spectable Deschamps, assesseur adjoint, du substitut greffier Guillermet qui fait fonction de secrétaire. Après avoir été séparément remontrés et assermentés à raison des Royales Constitutions, ils déposent leur rapport et maintiennent leurs conclusions après en avoir entendu la lecture.
En raison des doutes affichés par les médecins, une enquête est ouverte. Le juge se rend, à Saint-Julien, dans la maison de madame veuve Grange où il procède à l’interrogatoire de Laurent Duc, le syndic de la commune. Âgé de quarante-sept ans, il possède cinq mille livres de fortune.
Après l’avoir remontré et assermenté, le juge lui demande à quelle cause l’opinion publique attribue-t-elle le décès de Charles S. ?
Le syndic répond qu’il n’a entendu circuler aucun bruit de nature à faire croire à une mort violente. Mais, comme le docteur Mottard a vérifié après la mort le contenu de l’armoire qui se trouvait dans la chambre du malade, qu’il en a fait consigner la clef, ces circonstances donnent à penser à quelques doutes ou soupçons sur les causes du décès, mais précise-t-il rien de plausible ou de déterminé.
Lorsque le juge lui demande son avis personnel, il répond : la mort de Charles S. m’a surpris comme tout le monde par sa rapidité. C’était un homme d’un caractère vif et pétulant, ce qui l’avait fait surnommer le sauvage". Il était très courageux et vaquait à ses affaires sans s’inquiéter de quelques maux dont il pourrait être atteint. Pour étayer son jugement, le syndic raconte un évènement arrivé l’année précédente dans le courant de la Semaine sainte. Charles était monté sur le couvert de sa maison pour y faire des réparations. Il en tomba, ce qui lui causa de multiples contusions. Depuis, il se plaignait très souvent de maux d’estomac et notamment il désignait le côté gauche comme étant la partie où les douleurs étaient les plus intenses. Malgré cela, il allait et venait sans s’inquiéter de ces maux. Il m’a quand même dit plusieurs fois que les jambes lui manquaient.
Après une courte pause, il reprend : il y a environ un mois ou un mois et demi, il est à nouveau tombé, mais cette fois de sa voiture en chargeant des ardoises dans sa cour. J’ai ouï dire qu’il avait perdu connaissance, s’était démis une épaule et enfoncé des côtes. En tout cas, quant aux différentes personnes de la famille, je les crois à l’abri du soupçon d’avoir cherché à attenter aux jours de Charles S.
Lorsque le juge lui fait remarquer qu’on lui a pourtant rapporté de fréquentes altercations dans cette famille.
-Le syndic répond : elles étaient c’est vrai fréquentes, mais les causes en sont bien connues. Charles ne supportait pas que son fils qui habitait chez lui sorte souvent le soir et même pendant la nuit pour aller de côté et d’autre, alors qu’il était marié. La mère, par une tendresse déplacée, prenait souvent le parti de son fils. De là naissaient des discussions animées, mais en tant qu’ami et voisin, je ne puis croire que les uns et les autres aient mis à exécution un projet malveillant. En tant que syndic, il me demandait de faire des remontrances à son fils et je dois dire que depuis quatre ou cinq mois, je n’avais plus entendu Charles faire aucune plainte sur la conduite de son fils. Je le vois assidu à son travail à la carrière.
Dans la suite de l’interrogatoire, le juge pose plusieurs questions à caractère médical :
-quel était son mode de vie, était-il sobre ou faisait-il excès de boissons ou liqueurs alcooliques ?
-Le syndic assure que la vie que menait Charles était plutôt sobre. Il buvait bien et même souvent, quoique néanmoins sans excès. Il buvait aussi souvent de l’eau de vie comme cela est ordinaire dans nos campagnes, mais étant d’un tempérament robuste et bien constitué, l’usage modéré qu’il faisait de ces boissons n’a pu préjudicier à la force de sa constitution.
Enfin lorsque le juge lui demande si lors de ses visites au malade, il n’a rien remarqué de suspect ou si ce dernier ne lui a pas exprimé de doutes sur l’origine de sa maladie, il répond par la négative.
Le neuf août, les pièces anatomiques prélevées et mises dans un vase en verre noir arrivent à Chambéry, dans le bureau du juge mage Antoine Bonjean. Pour la circonstance, il a convoqué spectable Dorcelle, substitut avocat fiscal, Joseph-Marie Songeon et Jean-Louis Borson, docteurs en médecine, Pierre-Antoine Bibert, professeur de chimie et François Saluces, pharmacien-chimiste. Le vase arrivé intact le matin, se casse sous l’effet de la fermentation avec un bruit ressemblant à une détonation lorsqu’on le pose sur le bureau du juge. Un liquide brun-rouge et d’une odeur fétide se répand sur la table. On vérifie l’identité et l’intégrité des sceaux. Le juge remet aux experts le corps du délit et leur demande de bien vouloir procéder à toutes les expériences nécessaires à l’effet de faire conster si la matière renfermée dans le vase contient ou non des matières vénéneuses, de quelle nature et en quelle quantité. Les experts répondent que cette opération ne peut se faire que dans un laboratoire de chimie possédant les appareils propres à ces espèces d’expertises. Ils promettent de s’occuper incessamment de l’affaire et de revenir ensuite faire leur rapport. Le juge leur conseille de garder si possible une partie des pièces à analyser pour pouvoir faire procéder à une contre-expertise en cas de nécessité.
Le vase, cassé en cinq morceaux, est transporté dans le bâtiment du cours de chimie de la ville, situé rue du Collège. Les échantillons, d’un poids de huit livres de Chambéry, sont séparés en deux parts égales. Une est mise dans un vase en grès contenant de l’esprit de vin. Elle servira aux analyses. L’autre dans un autre vase en grès bouché avec du liège, recouvert avec du parchemin, sera rendue aux magistrats pour une éventuelle contre-expertise. Les analyses sont faites au bout de seize heures de macération. Le vingt et un août, les experts rendent leur rapport : de l’ensemble des recherches auxquelles nous nous sommes livrés ressort la preuve qu’il n’existe dans les matières qui nous ont été remises aucune trace de corps considérés comme poison ; que les réactifs nous ont décelé seulement la présence de l’ammoniac provenant de la fermentation putride des divers organes qui nous ont été remis ; la présence du fer qui s’y trouve à l’état normal ainsi que celle des sels de chaux.
Le dix septembre, Antoine Bonjean, le juge mage assesseur instructeur, vu les informations données par les experts qui affirment que la mort violente n’est pas due à un empoisonnement, déclare qu’il n’y a pas lieu d’ultérieures poursuites et renvoie devant le Sénat de Savoie pour être statué ainsi qu’il écherra. Charles S. peut être enterré.
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