Diableries et sorcellerie en Pays de Savoie
Savoie le 23 juillet 1682 :
<< Ce n’est pas d’aujourd’hui, ni de la rouerie de quelques visionnaires que l’on tient qu’il y a des sorciers. Ils ont été découverts devant la venue du Messie, leur secte est ancienne et leur crime n’est pas nouveau >>
Pourquoi la sorcellerie ?
Je m’intéresse depuis l’enfance à la sorcellerie, peut-être parce que je suis née au fin fond du sud-est de Madagascar, pays de sorcellerie s’il en est, passé ma jeunesse au Maroc, et vécu, avant d’arriver en Savoie, en Corrèze où la sorcellerie se porte aussi très bien. J’ai intellectualisé mon approche, étant historienne des mentalités religieuses, en allant à la quête, je pourrais presque dire à la pêche, des quelques procès de sorcellerie conservés aux Archives départementales de la Savoie dans la série B du Sénat de Savoie. Je savais qu’il y avait eu dans les 800 jugements, mais que souvent les pièces de l’instruction flambaient sur le bûcher avec le sorcier. J’en ai retrouvé 40, donc 5% des actions. Je les ai retranscrits sur place puis analysés pour en tirer mon premier ouvrage sur la question en février 1986.
Comme je suis de nature curieuse, j’avais complété cet aspect livresque par une enquête sur le terrain, à la recherche de sorciers en activité qui accepteraient de me rencontrer et de parler. Ce ne fut pas simple car il me fallut montrer patte blanche ( ou noire, comme vous voudrez ) et que l’on me promena un peu, m’expédiant gentiment à Bessans, qui n’a jamais été un pays de sorciers malgré la renommée de ses diables à 4 cornes sculptés en pin cembro. C’était plutôt Aussois ou Le Thyl pour la Maurienne... Ce travail me fit remonter dans le temps, visualisant les images qui naissaient en lisant les pièces des procès, assistant à la souffrance des personnes et des animaux victimes, mais aussi celle des accusés, lors de ces interminables interrogatoires entrecoupés de << questions >>, autrement dit tortures, de ces sorciers qui finissaient la plupart du temps sur le bûcher. Il n’y avait pas de présomption d’innocence et les magistrats se fiaient d’après la rumeur, le << commun bruit >>, à leur intime conviction pour rendre leur verdict.
Et comme il n’y avait pas de crime plus caché, plus équivoque et plus difficile à prouver que le sortilège, seul l’aveu, obtenu par n’importe quel moyen, satisfaisait ces juges aux façons d’inquisiteurs devant lesquels on présentait des prévenus la plupart du temps illettrés, qu’aucun avocat n’assistait, et qui ignoraient jusqu’à l’identité de leurs accusateurs. Il s’agissait d’histoires vécues, dont j’ose affirmer que personne ne sortit innocent.
La Savoie fut-elle une terre de sorcellerie ?
On peut le dire, car Savoie, Haute Savoie et territoire de Genève eurent dès le XVème siècle une épidémie de chasse aux sorcières, avec un paroxysme aux XVIIème et début du XVIIIème siècles, correspondant pour des raisons trop longues à expliquer ici, qui remontent aux suites du Concile de Trente , à la période artistique que nous appelons BAROQUE, mais aussi aux grandes épidémies de peste, qui connurent un pic entre 1520 et 1630, date de la dernière qui décima la Savoie et permit la floraison des chapelles dédiées à un saint protecteur : Saint Sébastien.
Les plus anciens cas portés à la connaissance des historiens se passent en Haute Savoie ( de 1455 à 1521 ) et Genève ( 2 beaux procès en 1537 et 1567 ). Michelet dans son ouvrage LA SORCIERE dénombrait 500 exécutions de sorcières à Genève en 3 mois en 1517. A notre connaissance il n’y en eut que 337 entre 1520 et 1630. On y évoquait constamment l’assistance au sabbat, avec orgies, consommation et usage de chair humaine pour confectionner des filtres. Mais la grande accusation portait sur l’hérésie. Le sorcier devenait un héryge assistant à la synagogue.
Dès 1348 l’image du sabbat émerge dans les Alpes occidentales, à l’étage moyen-alpin-géomorphique, où subsiste une vieille culture rustique, en particulier autour du lac Léman. Image contemporaine de la grande peste de 1348 et de la grave crise de société qui en découla. Le dominicain JEAN NIDER ( vers 1380- 1438 ) en décrivit les premiers éléments dans son ouvrage le FORMICARIUS ( La Fourmilière ). Je crois que l’on pourrait faire coïncider l’apparition de la culture celte, à l’époque de la Tène avec l’explosion des premiers sabbats entre nos 2 lacs, le Lac d’Annecy et le Lac Léman. La Tène, qui succède au Halstatt ( 900-480 ), s’étend des premières invasions celtiques en Gaule, vers 500-480, marquées par l’apogée de cette civilisation, à la veille de la conquête romaine dans les années 125-118. Pour vous fixer les idées l’an 120 c’ est la création de la province romaine de la Narbonnaise.
Question fondamentale : le Diable existe-t-il ?
Lucifer l’ange déchu, le séparateur ( dia - bolos ), l’Adversaire, le Maître du Monde physique, est un être réel selon la Bible. A cette puissance des Ténèbres on peut rattacher tout ce qu’il y a de mal dans le monde, il mène un combat contre le règne de Dieu.
Saint François de Sales y croyait et l’affronta :
En 1595, Le succès de ses prédications en Chablais ayant irrité les ministres protestants, ils se réunirent et résolurent de le faire passer aux yeux du peuple pour un sorcier. Un accusateur affirma l’avoir vu au sabbat. On parla de le mettre au bûcher...
Les papes en sont certains.
L’Evangile du premier dimanche de Carême ( LUC 4/1-13 ) donne un assez bon éclairage sur la question du démon et ce que l’on peut attendre de la sorcellerie. Jésus, qui termine son jeûne de quarante jours au désert, a faim, et le démon le tente. La seconde des trois tentations qu’il doit affronter concerne le pouvoir temporel << sur tous les royaumes de la terre >> : << Je te donnerai ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m’appartient, et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela.>>
Où le rencontrer ?
Ce sera près des lacs, des étangs, des sources, des fontaines cachées dans des creux écartés. Les scènes de sabbats se situent près de nos grands lacs, de Neuchâtel au Bourget, et non au fin fond des montagnes comme on aurait pu le supposer, moi la première. Les scènes de sabbat sont fréquentes autour du lac d’Annecy. On le rencontre aussi au carrefour de trois chemins, où le christianisme a depuis fort longtemps planté des croix d’exorcisme, dites de Mission, ou près d’une chapelle en ruines dont l’autel n’a plus de pierre consacrée. Certains lieux lui étaient voués : par exemple, à la fin du XIXe siècle on répugnait encore à s’installer au château de Mareste à SERRIERES EN CHAUTAGNE, car c’est là que les sorcières du pays étaient censées tenir leur sabbath, Belzébuth venant en personne présider leur assemblée.
Qui sont les sorciers ?
Des gens comme vous et moi, qui répandaient aux temps anciens leurs maléfices sur les hommes, les bêtes et les récoltes, comme ils s’attaquent de nos jours à votre exploitation, votre commerce, votre industrie, votre santé, par jalousie ou désir de puissance.. Il est nettement plus simple d’éliminer un concurrent de cette manière peu voyante, car nous somme dans le domaine de l’immatériel. Les motivations déclenchantes sont la jalousie, l’esprit de vengeance. Commence un jeu de pouvoir où le monde visible interfère avec le monde invisible. Le sorcier n’agit pas sur les maux comme le guérisseur, mais directement sur les gens ou les bêtes. Les juges anciens expliquaient aux victimes de sorts qu’ils avaient << désobligé quelque sorcier >>. Ils étaient donc fautifs.
Dès 1306 un notaire court les montagnes au dessus de VERRENS-ARVEY pour aller constater les méfaits d’une sorcière. En 1380 on donne une amende de 5 sols fort à Philippe de Gilly dont la fille possède des grimoires douteux. Le secteur est bien infesté puisque en 1454 un authentique sorcière est pendue puis décapitée à TOURNON, et que le 8 juin 1496, une femme de FRONTENEX est châtiée sur la place de TOURNON. Toute la Tarentaise est ajoutée au ressort de l’inquisiteur Guillaume Astre en 1375. Dès le XVe siècle, le pape Eugène IV, contemporain du duc Amédée VIII accuse la Savoie d’être un repaire de sorciers. En avril 1462 on brûle un groupe d’hommes et de femmes de CHAMONIX et VALLORCINE qui ont foulé aux pieds le crucifix, rendu hommage au diable et baisé son postérieur. VALLORCINE est un cas intéressant. Le premier procès complet aux Archives départementales de Savoie date de 1621: Urbaine Dinat accuse Bernard Richard Grange du CHATEL d’avoir ensorcelé un vacher. Elle est déboutée. Mais les choses vont évoluer rapidement. Le dernier connu date de 1715. Il concerne les soeurs Gras, cordières à BRENTHONNE, pendues et brûlées.
La seconde moitié du XIXe siècle connaîtra en Savoie une véritable épidémie de curés manipulateurs, faiseurs de <<physique>>, phzeuque, et de possessions démoniaques, comme à MORZINE, entre 1856 et 1873, à cheval sur l’Annexion de la Savoie à la France.
Comment devient-on sorcier ?
On parle parfois d’hérédité, les témoins affirment que l’accusé appartient à une race de sorciers, selon la rumeur , il y a déjà eu un mort sur le bûcher. C’est le cas à CHIGNIN où une famille a joui de cette réputation depuis le XIVe siècle. Mais cela s’apprend, par reproduction sociale ou dans des ouvrages spécialisés, la famille étant un lieu privilégié. Les parents livrent leurs secrets de famille aux enfants, et s’ils sont alphabétisés, grâce à toute une littérature ancienne, souvent acquise chez les colporteurs, qui ont toujours joué un rôle d’intermédiaires culturels dans les campagnes. De hameau en hameau ils proposaient en sus de la mercerie courante, pipes et tabac, allumettes de contrebande, des estampes, libelles politiques, recueils de complaintes et de remèdes secrets, mais aussi des almanachs avec les prédictions de Nostradamus,, des Clés des songes, et parfois <<Les secrets admirables du Grand Albert>>, le plus ancien et le plus connu des ouvrages de sorcellerie. Cet ouvrage remonte en effet au XIIIe siècle. On lui donna une suite au XVIIe siècle, <<Le Petit Albert>>. L’auteur de La Magie céleste et de La Magie naturelle, Henri Corneille Agrippa, séjourna à CHAMBERY en 1517-1518, espérant en vain devenir le médecin personnel du duc de Savoie. En 1671, à MONTAGNOLE, Berta Gex répond à un quidam qui lui demande si son père lui a laissé beaucoup de bien en héritage: IL NE M’A RIEN APPRIS SAUF QU’IL M’A ENSEIGNE D’ALLER A LA SYNAGOGUE , c’est à dire au sabbat, où les enfants sont initiés dès l’âge de 6 ou 7 ans. Tout n’est pas forcément au beau fixe dans ces familles, qui nouent par ailleurs des alliances avec des non- sorciers, et certains enfants récalcitrants sont de fort mauvais élèves. Un bon sujet : le fils de Jeannette Baptandier, en 1626, à qui sa mère, au lieu d’apprendre son Pater, APPRENAIT SES BONNES DROGUES. Par contre, à CEVINS, Humbert Bovet, fils de la sorcière Colette Dunant-Leysin, qui fait paître ses bêtes avec d’autres jeunes bergers, se dispute et s’écrie avec regret : SI JE SAVAIS ENCORE DEUX MOTS DE CE QUE MA MERE M’ENSEIGNE, JE TE FERAI PRECIPITER, DEROCHER PAR CE PRECIPICE EN BAS ET TE FERAI ROMPRE LE COL.
A SAINT-JEAN-DE-COUZ, vers 1671, Clauda Guigoz poursuit son fils, Charles qui ne veut rien savoir. Sous la forme d’un gros chien blanc elle menace de le manger. Charles se sauve et s’engage dans l’armée pour fuir des parents sorciers qui LUI VOULAIENT APPRENDRE LA SORCELLERIE. Quant au jeune Marin Buffet de THÔNES il accuse en 1682 de sorcellerie son propre père qui le rouait de coups. D’autres enfants sont contaminés par une voisine, comme les jeunes Faure, que nous retrouverons au sabbat.
La vie de famille n’est jamais simple, elle fait trop appel à l’affectif, et les rapports se compliquent lorsque l’intérêt s’en mêle. Il n’est pas prudent de refuser la main d’un sorcier ou de son enfant chéri. Car il arrive que le sorcier ne parvienne pas à ses fins malgré filtres ou envoûtements d’amour: en 1645, Jean Charbonnel saura ce qu’il lui en coûte de refuser Berthe Bontemps la fille d’un sorcier de SAINT-JORIOZ, et, à LANSLEBOURG Anne Perrin tombe gravement malade pour avoir éconduit à la légère François Némoz, un jeune sorcier de NOVALESA en Val de Suse. Les Bontemps sont expéditifs: pour épouser Nicolas Bontemps, l’homme de ses voeux, la sorcière Claudine Symilliat n’hésite pas à boucler son premier mari dans la maison et l’y faire brûler vif. Mais il arrive aussi qu’appartenir à une RACE DE SORCIERS puisse faire échouer un mariage: à SAINT-PAUL-SUR-ISERE en 1693, Joseph Tillier est averti de ne pas laisser sa soeur Maurise épouser Antoine Gonthier CAR CES GENS LA AVAIENT DU BRUIT DE SORCIER. Ils descendent d’une femme de PUSSY, alliée aux Bonnefoy, brûlée comme sorcière. Or on a déjà acheté les habits de noces, préparé le banquet. Ce scandale mérite une réparation d’honneur en public et le versement de dommages et intérêts pour tromperie sur la marchandise. Mais nous approchons de la fin du XVIIème siècle et cette fois, les non- sorciers ne se sont pas laissé intimider par les sorciers. La mentalité évolue et les plaignants ont de fortes personnalités. Les rapports ne sont pas plus faciles dans une famille mixte où les non sorciers sont en position d’infériorité. A CEVINS en 1621, les sorciers Dunant-Leysin martyrisent littéralement la femme de Jean, la pauvre Colette Martin. Ses belles-soeurs passent leur temps à l’injurier, la traitant souvent de meschine,de putain de prêtre: PUTAIN, NOUS TE FERONS SECHER COMME UN ESCOT DE BOIS ( sabot ) et QUE LA MAL FIN PUISSES-TU FAIRE. La mal fin, c’est alors la mort subite qui vous laisse mourir sans avoir reçu les sacrements de l’Eglise. Colette finit par tomber malade, devient ETIQUE et meurt dans le mois. L’autre belle-soeur non sorcière; Jacquemette Ranconaz, femme de François Dunant- Leysin, passe son temps à se disputer avec son mari et ses belles-soeurs, mais elle n’a pas la langue dans sa poche et leur tient tête: VA, BOEUF, POUR SORCIER QUE TU SOIS, JE NE TE CRAINS RIEN, MOYENNANT LA GRACE DE DIEU ET DE LA GLORIEUSE VIERGE MARIE, LAQUELLE T’EMPECHERA DE ME FAIRE AUCUN MAL NI MALEFICE. On s’attend à la voir recevoir une rude correction maritale, non ! le mari s’assied à ses pieds en riant et se fait gentiment épouiller la tête...
Aux OLLIERES en 1668, Jeanne Coppier, femme de Claude Mermoz, a été convertie à la sorcellerie à coups de fouet par son époux. C’est ce qu’on appelle des arguments frappants ! A MONTAGNOLE, en 1685, un long procès contre la famille Jolly est mis en branle pour une sordide histoire d’héritage provenant des Burdin. Le père, Claude Jolly, un négociant, a épousé en premières noces Benoîte Burdin, décédée en 1650 et mère de l’accusé principal, Jean-Claude Jolly l’aîné, déjà en procès de succession avec les Burdin. Un marchand bourgeois de Chambéry témoigne en faveur de Jean-Claude, expliquant que sa réputation de sorcier est propagée par les Burdin. Même l’avocat au Sénat Claude Bruiset de Chabod, seigneur de Villeneuve, seigneur de Montagnole, témoigne en faveur de ce bon payeur . Il faut tout de même savoir que Jean-Claude a déjà tué son beau père Gex, un vieux sorcier d’Entremont, ce qui n’a semble-t-il pas troublé l’harmonie de son ménage avec Bertha.
Nous sommes par ces procédures très éloignés du stéréotype de la sorcière vieille et misérable, sans appuis familiaux solides, répandu depuis le merveilleux livre du grand historien Michelet. En Savoie tout au moins, cet aspect socio-économique du problème semble à réviser. D’ailleurs, à CEVINS, un des Dunant-Leysin est syndic de la paroisse, autrement dit, c’est le maire de la commune. Et ils sont toujours présents dans cette commune.
Le pacte
Pour devenir sorcier, il est impératif de signer le pacte avec le démon, parfois pour des motifs qui peuvent nous paraître dérisoires, mais on se donne généralement au diable parce que l’on se trouve dans une situation désespérée:En 1534, à ANNECY, Rolette Curtet avoue avoir rendu hommage à UN HOMME TRES GRAND QUI LUI DIT ETRE LE DEMON, et lui avoir promis son appui contre le tribut annuel d’un poulet noir, qu’elle déposera dans son jardin après le coucher du soleil chaque 29 septembre, jour de la saint Michel. A l’origine, il y a la mort de son boeuf, qui la désespère. Le boeuf, c’est l’animal de trait , la force motrice de sa petite exploitation et son moyen de transport. Alors lui est soudain apparu dans le jardin attenant à la maison un taureau noir qui lui dit que SI ELLE VOULAIT SE DONNER A LUI, IL LUI PROCURERAIT UN AUTRE BOEUF. Elle a fait le signe de la croix, le taureau noir a disparu, mais peu après le grand homme est revenu avec ses promesses.
Les 4 composantes du pacte diabolique sont:
1) l’initiation
qui consiste à renier Dieu, la Vierge Marie, le baptême reçu et sa foi catholique en foulant la croix du Christ aux pieds.
Le sorcier devient un hérétique, parfois dit héryge ou hiryge. La sorcellerie se confond avec l’hérésie, d’où ce vocabulaire commun.
L’initiation diabolique peut avoir lieu en tête à tête. Elle donne le droit d’assister et de participer au sabbat ou synagogue
2) l’hommage
consiste à se prosterner, comme lors de l’hommage féodal, puis copuler avec le diable durant le sabbat
3) le tribut
est une redevance annuelle modique, symbolique plus qu’autre chose, payable à époque fixe. Il peut s’agir d’un oeuf ou d’une pièce de menue monnaie. C’est beaucoup moins cher que l’inscription sur un rôle de confrérie religieuse de l’époque.
4) la marque
Cette marque sur le corps est le signe imprimé dans la chair du sorcier par le diable, ineffaçable et indolore. Sa recherche lors des procès donne lieu à des sondages sur tout le corps du prévenu. Le chirurgien le pique avec une longue aiguille fine, comme une alène de cordonnier, jusqu’à ce que le prétendu sorcier ne ressente plus aucune douleur: On a trouvé la marque insensible !
On peut trouver une certaine analogie entre le pacte diabolique et le pacte féodal, de même que l’inscription sur “ le grand livre du diable” fait penser à l’inscription sur un rôle de confrère du Saint-Sacrement ou du Rosaire.
Que font les sorciers ?
Leur tâche principale est de pratiquer le MALEFICIUM, un miracle pernicieux, dont l’origine remonte à la nuit des temps.
Le pape Innocent VIII ( 1432-1492 ) a bien cerné le problème:
Dans un monde d’insécurité, le sorcier s’attaque aux intérêts du MOI, de la famille et du clan, et à leurs principes vitaux.
Pour la Savoie des XVIIe et XVIIIe siècles, dans une société essentiellement paysanne et montagnarde, il s’agit de s’en prendre:
- à la santé des hommes - leur capacité de travailler - et des enfants - qui devraient assurer la survie de la famille et sa continuité.
- à la procréation, leur capacité de se reproduire, par le nouement de l’aiguillette qui rend les hommes impuissants ou l’avortement des futures mères.
- au bétail, à la fabrication du beurre et du fromage, source importante de revenus et produis alimentaires de base
- aux récoltes, qui seront endommagées par les tempestiarii ou faiseurs de grêle et les invasions de rongeurs ( on y remédiait grâce à l’eau de saint Grat )
C’est tout le visage du malheur, que l’on tend à expliquer par la religion et le recours à des interprétations magiques. Ces procès de sorcellerie offrent un éventail complet des atteintes aux gens, aux bêtes et aux biens.
Dans tous les cas le mal est donné ( provoqué ) :
Ce MAL DONNE par le sorcier jeteur de sort a souvent pour origine la culpabilité réelle ou supposée de l’ensorcelé. Une simple dispute suffit : VOUS AUREZ DESOBLIGE QUELQUE SORCIER, lit-on dans les témoignages. Mais les louanges des sorcier sont aussi redoutables que leurs menaces: gare au mauvais oeil.
A CEVINS en 1633, le syndic Laurent Dunant-Leysin se dispute avec Pernette Poentet dont il a cadastré les terres pour le fisc. Elle n’est pas d’accord, la voilà galeuse pour un an. Colette Dunant- Leysin se dispute à propos des enfants lors de la distribution de l’aumône du Saint-Esprit - en fèves, pain et vin - le jour de la Pentecôte: l’enfant Challand ne mange plus, crie, est pris de convulsions durant 24 heures, le voilà TOUT CONTREFAIT, LE COL RETOURNE, BRAS ET JAMBES TOURNES
A LOVAGNY en 1636, Michèle Gursel tue: après une violente dispute, son interlocuteur est INCOMMODE D’UN BRAS durant trois semaines au bout desquelles Il CRIVIT LA NUIT VENUE. Lorsqu’elle convoite un fermage, un laboureur de 33 ans le lui souffle. Elle lui jure qu’il ne pourra plus jamais travailler, il se blesse à l’oeil, devient borgne et doit lui abandonner le bien qu’elle convoitait.
Pour l’épouse du CURIAL de MONTROTTIER, Alexandre d’Hérène, qui refuse de donner congé à son valet Marin, le fils de ladite Michèle Gursel, pour qu’il aille aider sa mère aux vendanges et refuse aussi de lui prêter des gerles, elle ressent de telles douleurs à la cuisse qu’elle ne peut plus travailler sa propre vigne. Au bout de six semaines - les vendanges sont terminées - Michèle Gursel, la rencontre au cimetière et lève la punition :
CURIALA, VOUS AVEZ ETE BIEN MALADE, VOUS SERA BIENTOT GUERIE, et le mal cesse. C était tout de même l’épouse du curial, un homme important , un fonctionnaire.
Les petits enfants deviennent insensés, étiques, chétifs, le lait de leur mère tarit, ils en meurent parfois.
Les femmes sont pour le moins TROUBLEES ET HORS D’ELLES, elles extravaguent, sont prises de furie et frénésie, en un mot POSSEDEES.
Les hommes sont rendus impuissants, surtout par jalousie, ou blessés et rendus inaptes au travail
Les maléfices concernant le bétail sont peu variés. A part des plaisanteries fines comme attacher les vaches par deux dans la même chaîne, dans leur bove - étable - leur lait tarit, le lait ne caille plus, elles avortent de leurs veaux.
Les bêtes avortent souvent ou meurent après une séquence enragée qui nous rappelle étrangement les VACHES FOLLES atteintes par le prion de l’encéphalite bovine spongiforme. Porcs, vaches et boeufs, moutons, chevaux deviennent subitement enragés. Ils hurlent, se dressent sur leurs pattes, se battent les flancs de la tête et meurent. Quand on abandonne leur carcasse à l’extérieur, aucune bête sauvage ne veut y toucher: c’est bien la preuve de leur ensorcellement ( ou le flair animal ? ) Nous serions moins sages que les animaux sauvages, semble-t-il.......
Pour les récoltes, les cultivateurs craignent essentiellement deux choses, la grêle et les rongeurs.
Les faiseurs de grêle ou tempestiarii apparaissent relativement tard dans les procès.
Le premier cas repéré date de 1659, au BOURGET DU LAC, il est lié à un sabbat. C’est normal, car l’apprentissage des enfants menés au sabbat consiste à garder les troupeaux de crapauds et apprendre à battre l’eau avec une baguette de coudrier pelée pour FAIRE LA TEMPETE, par magie homéopathique
Le juriste chambérien Charles-Emmanuel Deville, dans son “ Etat en abrégé de la justice écclesiastique et séculière du pays de Savoie”, paru en 1674, remarque à ce propos, citant Pline, que, l’eau des fontaines ayant des vapeurs plus fines est plus propre à ces maléfices. En réalité, un simple seau d’eau suffit.
A SAINT-JEAN-DE-COUZ en 1676, Clauda Guigoz s’étant vu refuser un prêt de blé par Pierre Guilliet, de GERBAIX, les rats dévorent toute sa récolte engrangée, hormis la part qu’elle lui avait marchandée. Idem chez Jean-Louis Martin, qui lui a refusé du seigle. Même son blé de Turquie ( maïs ) est grignoté.
Les loups-garous
Il arrive que les sorciers se transforment en loups-garous.
On les trouve dans le procès de CEVINS: en 1615, le mari non sorcier de Colette Dunant-Leysin rencontre un loup auquel PAR BONNE FORTUNE IL DONNA UN COUP DE HACHE. Arrivé chez lui, il trouve sa femme souffrante et qui se plaint: TU SAIS BIEN CE QUE J’AI.
C’est un récit très classique.
Le loup-garou tue jusqu’à la fin du XVIIe siècle, mais pas toujours, bien qu’il apparaîsse relativement fréquemment
Il importe de le libérer, et ce par plusieurs procédés:
- faire couler son sang à l’aide d’un instrument tranchant ou piquant
- brûler sa peau quand il l’ôte, ce qui révélera une belle jeune fille d’ALBIEZ-MONTROND peignant ses cheveux devant la cheminée
- mais surtout, leur faire don de nourriture, essentiellement de pain. Le don du pain est un don de paix et de compassion qui libère un être ensorcelé.
On pouvait devenir loup-garou par imprudence: c’est ce qui arriva à un enfant curieux de MEGEVETTE. Allant chercher pour le café au lait du matin le mendiant hébergé dans la grange, l’enfant regarda ce que contenait sa besace, il y trouva un beau manteau en peau de loup qu’il enfila, et arriva ce qui devait arriver. L’enfant se transforma en garou et s’enfuit à travers champs. Le mendiant put le rattraper, prononça l’oraison nécessaire et l’admonesta avant de le délivrer de ce sort:
IL NE FAUT JAMAIS REGARDER DANS LE SAC DES MENDIANTS
AYMA RIONDET la veuve MOGENET mérite un détour. Elle est de SAMOËNS, et, avec son fils de 24 ans, Joseph Mogenet, ils sont accusés non seulement de lycanthropie, mais aussi d’inceste et d’assistance au sabbat. Pourtant, on se contente en 1684 de les bannir des Etats de Savoie à perpétuité. Ils n’en font rien, vivent de mendicité, de petits boulots, jusqu’à ce que la justice les rattrape. Le fils est envoyé aux galères. La mère qui se cachait à AIX LES BAINS au Logis des Trois Rois est retrouvée. Elle s’enfuit et se tue en tombant dans des rochers . Les MOGENET existent toujours à SAMOËNS, et ils ont monté en 2012 un spectacle théatralisé avec des habitants, enfants des écoles compris, afin de faire revivre cette triste saga. Je leur ai fourni la photocopie de mes notes de l’époque et Mme Mogenet est allée aux Archives transcrire la totalité du procès que leur maison d’édition LE TOUR a publié
Ces récits de loups-garous en disent long sur l’insécurité psychologique et matérielle des siècles derniers, jointe à une peur réelle du loup et de la nuit, la nuit, domaine privilégié de l’angoisse, royaume du diable et des démons, des sorciers, loups-garous et bêtes monstrueuses, “ à peine humanisée par les bûchers rassurants de la Saint Jean d’été”, le 24 juin.
Mais la grande affaire, c’est le sabbat soit synagogue
Le Sabbat = c’est le repos du septième jour, du samedi
La Synagogue = c’est l’assemblée des fidèles, qui prit par la suite le sens de réunion d’hérétiques. Ce terme est couramment employé par tous les démonologues classiques. on le retrouve dans le patois savoyard au XIXème siècle, sous la forme de SANDEGOGA ou SNAGOGA
Le sabbat ou synagogue, c’est la réunion de fidèles, dont l’image s’est précisée, je le répète, dans les Alpes occidentales, justement, près des rives du lac Léman, vers le milieu du XIVeme siècle et dans le Valais .
N’oublions pas l’influence des inquisiteurs dominicains JACQUES SPRENGER et INSTITORIS sur les juges, avec leur Marteau des sorcières, le MALLEUS MALEFICARUM, publié en 1486, au temps même où SPRENGER érigeait la première confrérie du ROSAIRE à Cologne, autre moyen de lutter contre l’hérésie.
( les confréries du Rosaire en Savoie sont un autre de mes dadas )
En 1440, MARTIN LE FRANC, prévôt de l’église de Lausanne, conseiller du premier duc de Savoie Amédée VIII, futur antipape Félix V, fait allusion à la synagogue dans son long poème LE CHAMPION DES DAMES, mêlant sabbat et puterie:
“ Ne aude pas que je te gabe
En parlant de leur sorcerye
Quant tu sçauras leur puterie
Toutes les vouloir arses ( brûlées)
Dès le temps qu’elle estoit
De 16 ans ou peu s’en falloit
Certaines nuits de la Valpute
Sur un bastonnet s’en aloit
Veoir la sinagogue pute
10 000 vieilles en ung fouch ( troupe )
Y avoit-il communément
En forme de chat ou de bouch
Auquel baisoient franchement
Le cul en signe d’obéissance
Les unes du dyable apprenoient
Arts et sorceryes perverses
Aux aultres les danses plaisoient
Et aux plusieurs manger et boire ......”
Les nuits principalement dévolues au sabbat sont celles du 30 avril au 1er mai et du 23 au 24 juin, pour la Saint Jean d’été pour de grands sabbats oecuméniques, mais il y a aussi le sabbat ordinaire de la nuit du jeudi au vendredi, entre voisins.
On n’y rencontre aucun individu solitaire, mais des réseaux relationnels, des familles entières à l’hérédité douteuse qui n’hésiteront pas à dénoncer leurs comparses sous la torture.
La plupart d’entre eux ont un métier, boucher, berger, valet, cordonnier. Les femmes sont souvent veuves mais pas forcément vieilles, servante, laboureuse - ce qui est signe d’aisance financière, le laboureur est celui qui possède un attelage de boeufs - ou cordière. Je n’ai trouvé qu’une seule mendiante avérée, Ayma Riondet, en 1684, et trois enfants: Jeanne Vial, en 1677 et les deux frères Faure en 1684, qui ont 9 et 12 ans. Les sorciers de SAINTE-HELENE-DES-MILLIERES sont 9, répartis en trois familles. Au BOURGET DU LAC on démantèle un vrai nid de sorciers qui étend ses ramifications jusqu’à LA MOTTE SERVOLEX . Et tout cela renforce la notion de SECTE INFAME aux yeux des juges...
Le sabbat de Savoie a toujours lieu aux alentours de la minuit. Ce peut être dans un lieu proche de chez soi, la propre maison de sorciers, ou dans une belle habitation inconnue.
On en cite à A BOURDEAU et à la Croix Verte au BOURGET DU LAC ( BOURDEAU où en 1673 l’évêque en visite constate que les paroissiens sont accusés de sorcellerie et qu’il y en a quantité d’éxécutés )
Le diable entraîne ses ouailles de paroisse en paroisse, parfois en quelque lieu sauvage et désert, PARFOIS ES MAISONS PARTICULIERES.
Peu de sorciers, à mon grand dam, se sont expliqués sur leur mode de transport. Certains témoins non sorciers font allusion à des offres tout à fait sympathiques de co-voiturage rapide sur une baguette graissée de la fameuse graisse des sorcières .
La petite Jeanne Vial affirme, quant à elle, que son père obligea d’abord toute la famille à avancer à coups de fouet ou de nerf de boeuf sur les jambes, mais, QU’AYANT UN PEU CHEMINE, ILS FURENT TOUS ENLEVES EN L’AIR, LUI SEMBLANT QU’ILS VOLASSENT L’ESPACE D’UNE LIEUE.
Une femme dit simplement qu’elle ignore comment elle est rentrée chez elle.
Dans la description du Maître et de sa cour, tous les témoignages concordent: c’est un grand homme habillé d’une robe noire allant jusqu’à terre. Certains lui ont vu UNE FORME DE BOUC AVEC DE GRANDES CORNES DE CERF SUR LA TETE - le vieux dieu gaulois Cernunos ? - ET UNE GRANDE QUEUE TRAINANT A TERRE. Il porte un bonnet vert, il a une chandelle verte sur la tête, il possède un grand couteau ou GOYARD. Les uns l’ont apppelé GOGUET << VA-T-IL PAS BIEN GOGUET ? >>- , les autres GRIBORI.. Ce beau monsieur est souvent trahi par ses pieds de boeuf.
Le grand homme VÊTU TENEBREUSEMENT est la règle dans les descriptions du XVIIe siècle.
Durant les interrogatoires sous la question - en général l’estrapade, en Savoie, où l’on pend les gens par des cordes à une poulie que l’on fait monter et redescendre - tout le sacramentel du sabbat classique est évoqué point par point.
Ont-ils renoncé à Dieu et à ses sacrements ?
Ont-ils eu connaissance charnelle entre eux ou avec le diable ? Certains l’ont reconnu
Soumis à cette pression formidable, les sorciers racontent la grande fête nocturne de l’anti-religion, le spectacle plein d’artifices où les viandes ne rassasient point, où le vin tiré d’un grand arbre et servi dans des tasses luisantes comme l’or ou l’argent N’EST PAS SI BON QUE CELUI D’ICI.
On y respecte une certaine hiérarchie sociale.
A la lueur de grands feux ou de chandelles vertes, les uns préparent les viandes que l’on distribuera à certaines COMME A DES SERVANTES, tandis que le diable se réserve de faire danser les DEMOISELLES, après leur avoir distribué des vêtements noirs qu’il leur reprend après la fête. Les autres, les paysans, dansent la ronde en se tenant par la main, entourés de chiens, au son de divers instruments de musique: violon, flûte, tambour.
Certains poussent des cris d’animaux COMME CHOUETTES, CORBEAUX, BOUCS, CHATS ET AUTRES
Mais personne ne parle de transformation
Après avoir rendu l’hommage féodal à leur maître en passant sous sa queue et en baisant cette DEUXIEME FORME DE VISAGE - qui n’est pas sans rappeler le Janus bifrons aux deux visages-, celui-ci les appelle tous par leur nom, inscrit les nouveaux venus dans un grand livre, comme de nouveaux confrères, quand il les marque au fer, de la marque de l’anti-baptême, de ce simulacre de stigmatisation.
Il ne marque pas les enfants de moins de neuf ans. A son premier sabbat, Jeanne Vial ne l’a pas été car ELLE ETAIT ENCORE INNOCENTE - vierge ?-. Quant aux enfants Faure, en 1682, l’aîné, âgé de douze ans, est resté COMME FIGE SUR PLACE, croyant être attaché par les pieds et ne pouvoir bouger. Il n’a pas voulu être inscrit et a dit qu’il reviendrait le lendemain pour le faire. On l’a laissé tranquille. Le plus jeune, neuf ans, est entré dans la danse avec la voisine qui l’initiait et cette Ayma Riondet l’a fait sorcier. Il a appris à faire la grêle, pour débuter.
La synagogue savoyarde du XVIIème siècle tout au moins n’évoque à ma connaissance aucune messe noire, pas de copulation généralisée avec le diable, peu d’incestes ou d’adultères en public.
On a participé à une fête, fête nocturne, certes, et de ce fait entachée de suspicion.
Mais même les retours de procession dans des paroisses éloignées, à la nuit tombée,
finirent par être formellement interdits par les prêtres, car ils étaient sources de débordements.
Ces procès décrivent un sabbat villageois somme toute assez bon enfant.
Comment se protéger ?
On s’adresse d’abord au voisinage pour déterminer si le mal est ou non d’origine maléfique, par l’étude de signes extérieurs, parfois pathologiques. Or médecins et praticiens sont souvent les premiers à se déclarer impuissants devant certains cas:
VOILA UNE MALADIE EXTRAORDINAIRE ET PLUS PROCHE PLUTOT PAR SORCELLERIE QUE AUTRE, s’exclame en 1659 l’apothicaire Bonjean à CHAMBERY
( l’ancêtre du pharmacien inventeur du sirop BONJEAN ).
Même lorsqu’il se déclare incompétent, l’homme de l’art adhère aux croyances générales, il partage les peurs et les superstitions de ses clients, leur vision magique du monde qui les environne.
On fait souvent d’abord appel à un personnage ambivalent, sorcier dans son propre village, guérisseur et leveur de sort pour le village voisin, qui détermine s’il s’agit bien d’un <<mal donné>>, puis cherche à faire venir l’auteur du maléfice sur les lieux de ses méfaits, avant de tenter de conjurer ce sortilège avec les moyens du bord.
A LA MOTTE SERVOLEX , l’Antoine Fiolet, consulté, conseille à Claude Bovet dont un pourceau a été maléficié et danse, de prendre DEMI LIVRE DE SEL, LE METTRE
DANS UN POT DE TERRE VULGAIREMENT APPELE TUPIN, AVEC DE L’HUILE DE NOIX ET FAIRE BOUILLIR LE TOUT ENSEMBLE PRES DU FEU. Le sorcier se dénoncera de lui-même en se mêlant de reculer le pot du feu.
Une fameuse guérisseuse de MODANE , Gasparde Romolon, qui fut l’élève d’un médecin de La Grave, et finira par être condamnée pour sorcellerie, dénoncée par ceux-là même qu’elle a soignés et parfois guéris, a un cérémonial plus élaboré.:
elle dépose un vêtement sale du malade, bien imprégné de ses sucs, dans un chaudron neuf, avec une livre de sel béni. Après l’avoir posé sur le feu, elle fait jeter tous les liquides contenus dans la demeure, fermer toutes les fenêtres et même le trou de la serrure, car, dit-elle, LA OU PEUT SE TENIR UNE MOUCHE IL Y ENTRE UN HEREGOZ ( encore cette confusion sorcier-hérétique ). Puis elle prend l’une après l’autre cinq petites verges d’osier composées chacune de neuf brins et en BAT LE CUL DU CHAUDRON de la main droite, jusqu’à usure des brins. Dans le même temps elle maintient le chaudron avec un bâton de frêne béni tenu de la main gauche, et remarque au passage que, si l’on prend de l’eau bénite avec le doigt, on lui ôte toute sa vertu.
Il arrive aussi que les voisins, parents et amis aillent chercher le donneur de mal supposé, le ramènent à coups de bâtons sur les lieux de son crime et lui intiment sous la menace de défaire ce qu’il a fait. Plus on s’y prend tôt, mieux c’est. Cette méthode expéditive paraît assez efficace, dans l’ensemble.
Mais ces désensorceleurs sont aussi craints que recherchés. En 1834 encore, à MONTAGNOLE, Marie Clavel, dite la Marion, mariée à Claude Pachoud de THOIRY, menaçait souvent ses clients, aussi, on croyait TANT A SA SCIENCE DE SORCIERE QU’ON LUI ACCORDAIT TOUT CE QU’ELLE DEMANDAIT.
Tiens donc !
Les secours de la religion
Si le sorcier ne défait pas manu militari ce qu’il a fait, ne dénoue pas ce qu’il a noué, on s’adresse au bon Dieu et à ses saints.
On se hâte de baptiser les nouveaux-nés car le baptême est un exorcisme en soi. L’ancien cérémonial latin, avec signes de croix et impositions des mains est clair:
“ Ei ab eo, immonde spiritus, et da locum spiritui Sancto Paraclito”
( Sors esprit impur et cède la place à l’Esprit Saint. Retire-toi de cet enfant )
C’est une sage précaution, car un nouveau-né mort sans l’avoir reçu présentait de graves dangers :
les sorciers pouvaient le déterrer et utiliser son corps en le transformant en onguents maléfiques, ou renforcer leurs figurines d’envoûtement avec son sang.
d’autre part, cette âme errant dans les Limbes, ce non-lieu, pouvait revenir hanter les vivants.
Aussi l’Eglise catholique trouva une parade avec les sanctuaires à répit, érigés pour éradiquer cette notion d’âmes errantes menaçantes.
Ces chapelles à répit sont nombreuses en Savoie.
A CHAMBERY il y avait une chapelle Notre Dame de Lorette construite en 1530 par Humbert Vespéris, chanoine et trésorier de la Sainte Chapelle du Château dans l’église aujourd’hui disparue de Sainte Marie Egyptienne, où beaucoup de familles chambériennes élirent leur sépulture.
( elle se situait en gros sous la falaise, le parking du même nom vers la maison de retraite de la Calamine )
Sans compter quelques superbes chapelles encore visitées dans les circuits baroques :
Notre Dame du Poivre ou de la Visitation à TERMIGNON
Notre Dame de Beaurevers à MONTAIMONT
Notre Dame de la Vie à SAINT MARTIN DE BELLEVILLE
Les remèdes préconisés par l’Eglise sont:
- le pélerinage licite à des saints
- la confession des péchés avec contrition vraie
- la multiplication des signes de croix
- la prière fervente
- les aumônes plus abondantes
- et l’EXORCISME
Le premier grand savoyard à pratiquer une forme d’exorcisme fut saint BERNARD DE MENTHON. L’archidiacre d’Aoste abattit en l’enlaçant de son étole consacrée la statue de Jupiter qui donnait son nom au Mont Joux ( Jovis ), l’actuel PETIT SAINT BERNARD , dieu païen identifié au diable après la christianisation des campagnes
ICe saint est contemporain de la grande christianisation par CLUNY, l’ordre bénédictin favorisé par la monarchie carolingienne, il est mort en 1081 après avoir fondé les 2 hospices des Gd et Pt St Bernard. L’Europe clunisienne du XIe au XIIIe s permit la mise en place d’une civilisation nouvelle, avec défrichages, industrialisation et christianisation en profondeur de L’Europe
En 1602 on exorcisa les MONTAGNES MAULDITES DU HAUT FAUCIGNY contre les avalanches causées par l’avance des glaciers. Un prêtre de Biella, au diocèse d’Ivrea, parvint à les faire fondre et se retirer. On entendit alors PARLER ET BRAIRE QUELQUES ESPRITS MALINS.
Il peut suffire de lire les quatre premières lectures des Evangélistes, de même l’Evangile de l’Annonciation et de la Passion du Seigneur., écrire sur un morceau de papier ou de parchemin l’Evangile de Saint Jean qui proclame la vertu du VERBE:
“ Au commencement”, et le suspendre au cou du malade.
En 1684, la fille d’Antoine Marchand-Lissoz, six mois, fait l’objet des soins conjugués du prieur de BELLENTRE, curé de PEISEY-NANCROIX, et des Révérends Pères capucins du couvent de BOURG-SAINT MAURICE. QUANTITE DE DEMONS vont sortir DE SON CORPS faisant un bruit étrange en s’envolant par la cheminée.
Certains exorcismes sont purement prophylactiques: ainsi les processions des ROGATIONS, l’une des plus anciennes cérémonies agraires de l’Europe. Ces processions ne sont pas circulaires, mais visent à un quadrillage du terroir en s’appuyant sur des lieux sacrés, elles protègent les cultures, et le curé y prononce l’exorcisme contre les tempêtes AD REPELLENDAM TEMPESTATES.
Les clochettes utilisées dans certaines processions étaient destinées à chasser les dragons anciens, pour assurer la fertilité des terres et en chasser les forces malfaisantes.
Sonner une cloche pendant 24 heures la veille de la Saint Jean dès l’aurore empêchait les sorciers de nuire au cours de l’année. Saint Théodule a pour attribut une clochette, il protège de la foudre .
Ce saint mérite un détour:
de son vrai nom Théodore, il fut évêque d’Octodurus ( MARTIGNY ) vers 380, c’est lui qui initia le culte des reliques des saints martyrs d’AGAUNE dits de la Légion Thébéenne, en les enveloppant de soie, en leur construisant une basilique et en rédigeant leur martyrologe
Sa cloche lui fut donnée à Rome par le pape, et Théodule força le diable à la transporter à SION.
A MONTGELLAFREY, chaque année, lors de la vogue, le maire remplit de bon vin le verre pendu au bras de la statue du saint qui veille sur son église
Le pélerinage et l’appel à tous les saints protecteurs
Les maléficiés en appellent à tous les saints: sainte Anne, saint Jacques, saint Gervais, saint François de Sales ( imploré dès sa mort ) , saint Christophe, saint Donat, la Vierge Marie, à qui l’on fait neuvaine. On porte des reliques sur soi, des Agnus Dei pendus au cou par un lacet.
Si l’on en a les moyens, on se rend en pélerinage:
A SAMOËNS, chez les capucins de SAINT-MAURICE-D’AGAUNE, ou à la Vierge d’EINSIELDEN, dans le canton de Schwitz.
Les Mauriennais vont à NOTRE DAME DU CHARMAIX, chapelle miraculeuse édifiée à MODANE dès 1401, restaurée en 1715, où de nombreux ex voto témoignaient encore au XIXe siècle de guérisons miraculeuse datant des années 1620-1630
En 1629 le peintre PIERRE DUFOUR revenant d’Annecy en Maurienne peint un
ex voto pour le miracle survenu à l’un de ses enfants , échappé à un accident: son fils aîné PIERRE, qui s’installera à Saint -Michel -de -Maurienne. C’est le frère aîné de LAURENT et GABRIE, le père de LAURENT-GUILLAUME, mort en 1734, le dernier des peintres DUFOUR
Les Mauriennais fréquentent aussi la chapelle SAINT BENOIT à AVRIEUX, qui existait avant 1435 et contient toujours de nombreux ex voto
Les maléficiés de CEVINS vont en procession à la chapelle NOTRE DAME DE PITIE ET SAINT ALBIN au hameau de LA MONTAZ
La région chambérienne se rend à NOTRE DAME DE MYANS: même la sorcière Michèle Gursel de LOVAGNY , voulant défendre son image lors de ses interrogatoires en 1636 et 1637, explique qu’elle possède UNE CORDELLE DE CHANVRE dont elle se sert en y faisant des noeuds pour marquer les jours de la neuvaine qu’elle fait en l’honneur de la Vierge Marie et du bienheureux saint François de Sales - pas encore sanctifié mais dont la réputation est faite dès sa mort en 1622 - AFIN QUE DIEU LUI VIENNE EN AIDE, et se recommande à Notre Dame de MYANS . Elle sera brûlée.
Un autre grand centre de pélerinage est celui de NOTRE DAME DU LAUS, près de GAP, où la jeune bergère Benoîte Rencurel, née en 1647, morte en 1718.
vécut en odeur de sainteté.
Elle avait vu lui apparaître la Vierge et l’Enfant entre mars et mai 1664.
Le lieu acquit une célébrité immédiate.
Le pèlerinage débuta en 1665. et dès 1666 on construisit l’église qui renferme son tombeau
Il y eut 81 cas de guérisons avant 1669.
La bergère du LAUS n’est pas une inconnue en Maurienne.
En effet, lors d’un procès jugé au Logis des 3 Rois à MODANE, on découvre l’existence d’un nid de sorciers originaires de TERMIGNON,
La victime la plus spectaculaire est Jeanne, fille du riche fromager Jean-Baptiste Flandinet,. En 1670 elle a 19 ans et la servante - maîtresse de son père, Rosaz Varot, réussit à lui faire épouser contre le gré du père le cordonnier Jacques Arnaud, qui est sans le sou. Confiante, Jeanne avait remis son trousseau à la Rosaz qui le lui rend défraîchi après les noces. Il n’en faut pas plus. Elles se disputent et dès cet instant, Jeanne va souffrir des années durant de maux divers, dont des songes fâcheux et des répugnances sexuelles.
Si les paysans de Termignon font appel à la célèbre Gasparde Romolon de MODANE, Jeanne s’en remet à la médecine officielle, d’abord au chirurgien Boniface de SAINT MICHEL DE MAURIENNE, au docteur Perron de FENESTRELLES , puis au chirurgien Buisson le Jeune de MODANE. Ce dernier conclut qu’il n’y peut mais et l’incite à se rendre avec son mari à NOTRE DAME DU LAUS avant le carême de 1686 pour rencontrer la bergère Benoîte.
L’information concernant ce nouveau centre de pélerinage a été répandue très vite par un prêtre de VALLOIRE, le Rd Jean Magnin, qui secondait le desservant du LAUS, malade.
Or il arrive que s’ouvrent des portes inattendues pour une historienne de la sorcellerie
C’est ainsi que j’ai pu fournir, par l’intermédiaire de l’archiviste du couvent des dominicains de Lyon,le Père Rogatien Lefebvre, pour alimenter le dossier de béatification de la bergère du Laus, suivi par l’évêque de Gap Mgr di Falco , la photocopie des pièces du procès de MODANE qui la citaient, avec ma transcription.
Haro sur le sorcier, ou la répression :
Le dernier recours du village contre un sorcier bien connu qui lui empoisonne la vie, parfois depuis dix, quinze, vingt ans, comme je viens de le dire, c’est que cette communauté exaspérée se décide enfin à le dénoncer à la justice.
Charles-Emmanuel DEVILLE écrivait que les sortilèges étaient alors si nombreux que pas un hameau n’était préservé de cette peste. Pris dans l’ambiance générale, il persistait, virulent: POURQUOI HESITERIONS-NOUS A PUNIR DE MORT CEUX QUI PAR DES MALEFICES VIVENT EN SOCIETE AVEC LE DEMON. J’ESTIME QUE PAS UN DE CES MAGICIENS QUI TOMBERONT DANS NOS MAINS NE DOIT ETRE EPARGNE, MAIS QU’IL FAUT LES PUNIR DE LA MORT LA PLUS TERRIBLE ce qui advient après de longs procès où les témoins, assurés du secret de l’instruction, viennent raconter par le détail toute la vie du village, décrire la vie des familles, ses joies, ses peines, ses petitesses. C’est passionnant.
Après les longues séances de torture par l’estrapade infligées à un accusé isolé depuis des mois, au secret, dépourvu d’avocat, tandis que le greffier enregistre impavide l’interrogatoire, les cris de douleur, les interruptions pour ranimer le prévenu inanimé, sans que sa main tremble le moins du monde devant ce spectacle horrifiant, la sentence tombe.
Au mieux, le sorcier s’en tirera en rendant amende honorable en public par la privation de ses biens, une amende fiscale et le bannissement hors des Etats de Savoie, une peine de galère pour les hommes, car les juges savoyards sont parfois gens raisonnables et certains considèrent le crime de sorcellerie comme une PUERILITE
INDIGNE D’UN HOMME SUPERIEUR, adoptant la règle du PAS DE CONDAMNATION SANS CRIME AVERE. Or, comment prouver le fait de sorcellerie, sinon par l’aveu.
Certains sont conduits au bûcher, mais ils sont étranglés avant que le brasier ne soit trop ardent
Le dernier bûcher savoyard, à ma connaissance brûla le 17 août 1715, alors qu’en France, Louis XIV avait dès juillet 1682 fait publier une ordonnance abolissant les lois précédentes, en assimilant désormais les crimes de magie et sorcellerie au droit commun. Seules les personnes convaincues d’avoir attenté à la vie de quelqu’un par vénéfice et poison seraient punies de mort
Pourquoi brûler les sorciers ?
Les magistrats étaient d’assez honnêtes gens. Ils s’appuyaient, pour argumenter leurs sentences, sur les Saintes Ecritures - et leurs décisions sont très circonstanciées - ils citent l’Histoire depuis la plus haute Antiquité, les textes des savants démonologues et des divers jurisconsultes.
Que penser de cette entreprise stupéfiante, ce défi à tout bon sens ?
Le procès de sorcellerie, sorte de culture à un seul étage, qui mêle dans le même spectacle toutes les classes sociales a-t-il un rôle social unificateur ?
un peu comme de nos jours l’AUDIOVISUEL qui inflige à toutes les classes de notre société moderne, dans un rôle unificateur, les mêmes émissions de divertissement, et les mêmes informations ou désinformations
Le procès de sorcellerie eut probablement pour but de gérer une certaine marginalité. Peut-être croyait-on, après avoir morcellé, parcellisé le corps du sorcier sous la torture, l’avoir désintégré par le feu, le réintégrer socialement, mort ou vif, et opérer ainsi une moralisation de l’imaginaire?
On est tenté de voir dans l’affrontement juge-sorcier celui de deux cultures opposées.
Quant à l’attitude des plaignants, qui font peser sur un individu qu’ils ont débusqué, la responsabilité de tous leurs malheurs, et celle des juges, qui s’entourent d’une barrière de protections et de garanties moralisantes, de certitudes intellectuelles, religieuses et morales, et de tout un apparat théatral, on peut simplement penser qu’elles ne font que refléter deux facettes du comportement humain devant l’angoissante réalité du problème du mal.
Michèle Brocart-Plaut
Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne
Immeuble l'Étendard, 82, avenue des Clapeys
73300 Saint-Jean-de-Maurienne
Courriel :contact@sha-maurienne.fr