« C’ÉTAIT AU TEMPS DU CHOLÉRA »
1ere partie : LE CHOLÉRA EN SAVOIE
Enregistrement audio de la conférence SHAM (virtuelle) du 30 mars 2020 ( 40 mn 10 s) :
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‟ Allez, on sent bien qu’il est là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens. Le choléra c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, car il appartient, semble-t-il, aux âges disparus. Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres ; c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de l’Orient". Cette citation n’est pas tirée du Hussard sur le toit de Jean Giono, mais d’une nouvelle intitulée « la peur », écrite en 1884 par Guy de Maupassant. Le choléra arrive en Europe en 1831, un siècle après la dernière des grandes épidémies de peste. Maladie endémique des Indes et du delta du Gange, il est resté confiné dans ces régions jusqu’au XIXe siècle. Mais, à partir de 1800, les premières pandémies déferlent sur l’Asie, le Moyen-Orient et l’Afrique, pour atteindre tous les continents, progressant de plus en plus rapidement avec l’amélioration des moyens de transport. La ville de Paris est atteinte en 1832. L’épidémie fera près de vingt mille morts en six mois. En Savoie, on craint l’arrivée de la maladie et dès, le 11 octobre 1831, on remet en vigueur les mesures sanitaires que l’on prenait contre la peste. Le magistrat de Santé est remis en fonction. Le 28 juillet 1831, par Lettres patentes, le roi Charles-Félix établit une junte supérieure de Santé publique chargée de donner les dispositions nécessaires pour préserver ses États du choléra morbus durant le temps que celui-ci afflige l’Europe. Des peines, pouvant aller jusqu’à la peine de mort, sont prévues contre ceux qui introduiraient la maladie dans le royaume par leur négligence, ou contre les fonctionnaires qui, par fausses déclarations ou négligence, auraient provoqué la contagion. Ces lois très sévères sont peu appliquées. Des mesures d’hygiène sont prévues : transporter hors des communes à une distance prescrite par les comités de salubrité, les fumiers et immondices ; combler les fosses où gisent des eaux croupissantes ; maintenir propres les personnes et les lieux d’habitation ; changer la paille des couchages ; faire des fumigations à la chaux ou au vinaigre. Les sépultures sont interdites devant les issues des lieux publics, églises, presbytères, maisons communes ou particulières. Le public est informé sur la maladie par des « Instructions sur le choléra morbus des Indes ». Les marchandises importées doivent être munies d’un certificat, les correspondances, doivent être désinfectées par fumigations, surinage (ou sereinage : exposer à l’air libre assez longtemps pour que le virus soit neutralisé). Les voyageurs sont surveillés. Tout ce qui se présente sans bulletin, sans patente ou attestation de santé doit être repoussé ou soumis à la plus sévère quarantaine. La quarantaine devant être de vingt-cinq jours pour les personnes arrivant de pays suspect, de trente-six pour ceux issus de régions infectées. Les frontières sont surveillées, elles se hérissent de lazarets pour les quarantaines. Les médecins ne connaissent pas la maladie. Ils ne l’ont jamais rencontrée, elle n’était pas enseignée pendant leurs études. On ignore son mode de propagation. Il n’existe pas de traitement spécifique. On confond souvent à l’époque la diarrhée (cholérine) ou miserere, la fièvre typhoïde et le choléra, c’est pourquoi on interdit de vendre des fruits non parvenus à maturité complète, ainsi que des boissons ou comestibles altérés et corrompus. Le docteur Jacques-Martin Berthelot observe la maladie en 1832-33 et publie en 1835 un ouvrage intitulé : Observations de médecine pratique sur le choléra morbus de Paris. L’épidémie de 1831 épargne la Savoie. |
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La maladie : le choléra. Le choléra est une maladie diarrhéique due à des souches Vibrio cholerae sérogroupe O1. Ce bacille a été isolé en 1883 par Robert Koch en Égypte. Le bacille cholérique est une bactérie très mobile, aux exigences nutritionnelles très modestes, qui a pour cible élective l’homme. La contamination se fait en général par absorption d’eau ou d’aliments contaminés. Une fois dans l’intestin, les vibrions sécrètent la toxine cholérique, principale responsable de l’importante déshydratation que l’on observe dans la maladie. L’homme sert à la fois de milieu de culture pour la bactérie et de moyen de transport par ses selles diarrhéiques. Il est alors évident que la surpopulation, associée à une hygiène défectueuse, est un facteur primordial pour l’apparition et la propagation de l’épidémie. Le temps d’incubation est de quelques heures à quelques jours. De violentes diarrhées, suivies de vomissements sans fièvre, caractérisent la maladie. En l’absence de traitement, la mort survient en un à trois jours par collapsus cardio-vasculaire, dans vingt-cinq à cinquante pour cent des cas. Les enfants et les personnes âgées présentent un risque beaucoup plus élevé. Le traitement consiste à compenser les pertes hydriques et d’électrolytes. Une guérison sans séquelles est en général obtenue en quelques jours. On craint en permanence l’arrivée en Savoie de la maladie qui sévit au-delà des monts. En l’absence de traitement, on se tourne vers la religion. En 1835, Mgr Antoine Martinet, l’archevêque de Chambéry publie une longue lettre pastorale, dans laquelle il adresse à ses très chers frères et fils en Jésus-Christ des instructions et avis paternels, propres à régler leur conduite dans le cas où le choléra arriverait. « Vous n’ignorez pas que cette maladie violente et contagieuse, véritable fléau de la justice divine, a déjà englouti des millions de victimes, parcouru d’immenses contrées dans les deux hémisphères ; de même que depuis quelques mois elle infecte une partie des provinces et des villes des États de S.M., au-delà des monts. Malgré toutes les barrières, malgré la diversité des climats, la hauteur des montagnes, le changement des saisons, l’obstacle des mers et toutes les précautions de la sagesse humaine, ce redoutable fléau envahit un pays au moment où l’on y pense le moins. Inconnu dans son principe, on n’a pu jusqu’à présent lui opposer aucun spécifique infaillible. Sa violence est telle que dans quelques heures, dans quelques instants même, l’homme le plus robuste, de quelque âge et de quelque condition qu’il soit, succombe au milieu des plus horribles angoisses et des douleurs les plus cruelles. Comme remèdes, l’archevêque préconise la prière, l’aumône, la conversion des cœurs et la pratique des bonnes œuvres. Il est nécessaire d’embrasser un genre de vie qui mette à l’abri de tout excès ; il faut mettre un frein à ses passions, et purifier les consciences par une bonne confession. Suivent quinze articles expliquant les prières à dire, les églises, autels ou oratoires dédiés à saint Roch ou saint Sébastien à visiter. Chaque bonne action est récompensée de quarante jours d’indulgence. Enfin, il exhorte le clergé à se dévouer au service des malades. En 1849, le 19 mai, un parisien décède du choléra à Montmélian où il est venu se réfugier pour éviter la maladie. Son enfant est mort la veille. Heureusement l’épidémie se limite à ce seul cas. En juillet 1854, le choléra sévit en France et provoque 140 000 décès (2e pandémie) et dans tous les départements limitrophes de la Savoie, et en Suisse dans le canton de Genève. A la même époque, de l’autre côté de la Manche, le docteur John Snow identifie pour la première fois de manière rigoureuse, la source de contamination la plus fréquente : l’eau potable et les fontaines auxquelles s’approvisionnent les citadins. A Londres, on modernise les réseaux d’adduction d’eau et les égouts, ce qui limitera les épidémies. |
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Éviter que la population ne cède à la panique est une hantise pour les gouvernants. Le 27 juillet, dans le journal le Courrier des Alpes, on se veut rassurant : « Depuis quelques jours des bruits inquiétants courent dans les populations et l’affluence des étrangers ainsi que les précautions sanitaires prises par les autorités dans nos contrées les augmentent encore. On redoute l’invasion du choléra et chacun, dans les récits qu’il fait de la marche du fléau dans les départements français qui en sont atteints, exagère le mal et dénature la vérité. (…) Les villes les plus rapprochées de nous et qui forment la ceinture de notre pays, Lyon, Grenoble, Turin, Genève, offrent un état sanitaire des plus satisfaisant. Il y a là de quoi rassurer les personnes timorées et elles doivent se souvenir que lors des premières invasions du choléra, notre pays fut privilégié et l’épidémie s’éteignit sans avoir pénétré dans nos montagnes ». Mgr Billiet, archevêque de Chambéry, publie le 20 août une lettre pastorale dans laquelle il parle du choléra : « Depuis plusieurs années, une maladie grave venue de fort loin sévit déjà depuis quelque temps en plusieurs provinces des États de S.M. Déjà, ce diocèse a été menacé de ce fléau en 1835, Mgr Martinet notre prédécesseur, publia ladite année, une instruction relative au choléra. On a eu recours alors au plus sûr de tous les préservatifs : des prières ont été adressées au Ciel dans toutes les paroisses ; Dieu les a exaucées. Le danger a été éloigné. Il semble aujourd’hui nous menacer de nouveau. Il est donc très pressant de nous convertir, de réformer nos mauvaises habitudes, de recouvrer la grâce sanctifiante par une bonne confession et de prendre avec sincérité de bonnes résolutions pour l’avenir. Voilà, le plus sûr, le plus tranquillisant de tous les préservatifs contre les menaces du choléra ». La prévention de la maladie passe par deux attitudes différentes : -Faire croire qu’on peut la prévenir. Progrès de la Savoie du 27 août 1854 : « Le choléra nous menace de près et déjà il s’est fait devancer dans notre ville par la terreur souvent exagérée qu’il inspire ; cependant il est moins à craindre qu’on le suppose généralement, car s’il est difficile à guérir lorsqu’il est déclaré, rien n’est plus aisé que de le prévenir. Le choléra n’attaque presque jamais un individu de manière brusque ; le plus ordinairement il est précédé par un dévoiement particulier, auquel on a donné le nom de cholérine et ce sont les dégâts que la cholérine produit plus ou moins rapidement dans le corps qui amènent le choléra ». Cette opinion est assez caractéristique de l’état d’esprit d’une partie de la population, la « bonne Société » qui croyait que seuls les pauvres, sales et incultes mourraient du choléra. -Proposer des traitements préventifs empiriques : « Pour prévenir cette maladie, il ne faut donc qu’empêcher la cholérine de se déclarer, ou, quand elle est venue, s’empresser de la guérir avant qu’elle ait eu le temps d’exercer ses ravages. Pour cela il faut avoir chez soi une provision de cachou brut, tel que le fournit le commerce et qu’on trouve chez les droguistes. Dès qu’on s’aperçoit d’un peu de relâchement dans les intestins, on peut en prendre dix à douze morceaux par jour. On aidera l’effet du cachou par un régime propre à resserrer les intestins : œufs, riz, graines légumineuses et artichauts, viandes rôties, thé, café ». Il existe pourtant une législation : les drogues et les médicaments ne peuvent être admis ni exposés en vente sans la visite préalable et la permission du proto-médicat (magistrat de santé). Dans le cas où ces objets sont de mauvaise qualité, on les brûle publiquement. L’épidémie de 1854. Le 8 août, toujours dans le même journal, on peut lire : « On ne s’aborde plus qu’en parlant du choléra : le choléra est ici, le choléra est là, et, de bouche en bouche, la fable de l’œuf se renouvelle cent fois par jour, la cholérine devient choléra, le choléra devient peste ou fièvre jaune, les villes qui en sont atteintes sont totalement dépeuplées, l’on n’a plus qu’à se résigner et à attendre la mort...». |
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Lutter contre une panique générale est une obsession pour les autorités : « Parmi les causes multiples du choléra, la peur peut compter pour une des principales. La peur est sans contredit le plus puissant laxatif qui agit de la manière la plus ardente sur toute l’étendue du tube digestif ». Cette réflexion, martelée à la population, peut expliquer l’attitude des autorités qui, jusqu’au bout, vont tenter de cacher l’arrivée de la maladie et son développement. Tous les dirigeants ont à l’esprit l’épidémie de 1831, à Paris, qui a fait 19 000 morts dans la capitale, a provoqué des émeutes sévèrement réprimées, et entraîné une crise gouvernementale. Quelques jours plus tard, on publie des instructions relatives au choléra, rédigées par l’Académie de Médecine de Paris. Il faut d’abord entretenir autour de soi un air pur en aérant sa maison, en supprimant tout ce qui peut vicier l’air ambiant, en emportant les eaux ménagères au fur et à mesure de leur production. Le refroidissement ayant été noté comme une circonstance qui a souvent favorisé le développement du choléra, on se couvrira de vêtements chauds et on veillera à ce que le ventre et les pieds soient bien protégés. Enfin, la sobriété, si favorable en tout temps à l’entretien de la santé, devient en temps de choléra une nécessité absolue. Il convient de même de s’abstenir de tous les aliments dont la digestion est difficile, tel que les viandes grasses, la charcuterie, les crudités ou les pâtisseries lourdes. Quelques premiers symptômes du choléra sont ensuite expliqués, car il est notoire que les secours sont d’autant plus efficaces qu’ils sont administrés plus promptement et plus près du moment de l’invasion. Trois signes précurseurs sont importants : les borborygmes ou grouillements d’entrailles, suivis du dévoiement (flux de ventre, diarrhée), symptômes jugés comme essentiels, et les coliques. Il est conseillé à la population de lire les avis publiés par le gouvernement. Inconscience ou consignes gouvernementales, le 15 août, on peut lire : les étrangers continuent à affluer dans notre ville, fuyant le fléau qui sévit d’une manière si terrible à Gênes et dans le midi de la France. Nous constatons avec plaisir cette confiance dont jouit notre pays au-delà des frontières et nous devons affirmer qu’elle est on ne peut mieux méritée. Malgré l’élévation de la température, la santé publique à Chambéry n’a cessé un seul instant d’être admirable. ( ) Hôtels, maisons particulières et de campagne, tout est envahi par les étrangers qui ne peuvent se rassasier de nos sites et de notre air si pur. Il ne faut pas nuire à la saison touristique estivale qui commence. Les rumeurs les plus folles commencent à courir. Le 5 septembre, on raconte que les fontaines publiques ont été empoisonnées, que les populations des villes, ravagées par l’épidémie, ont repoussé les médecins et autres personnes charitables, sous prétexte que, au lieu de médicaments, ils leur apportaient du poison. Ces rumeurs d’empoisonnement sont courantes à cette époque dans les peuples. Les relents révolutionnaires font souvent planer l’idée que le choléra est une invention de la bourgeoisie et des gouvernements pour affamer le peuple et pour résoudre les questions sociales. Le 13 septembre, un communiqué de la Société médicale de Chambéry précise que le choléra asiatique ne s’est jusqu’ici montré ni dans nos murs, ni aux alentours, que l’état sanitaire de Chambéry avait rarement été plus satisfaisant et que les maladies observées dans les campagnes environnantes ne diffèrent nullement de celles qui se sont montré tant de fois à la suite des chaleurs prolongées et après les années de misère (les fièvres putrides). « Le choléra fut la peste d’une population qui se meurt seule, car elle est déjà malade de la faim ». (Jules JANIN) |
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Or depuis quelques jours, une épidémie s’est déclarée à Sonnaz. Des malades ont présenté des coliques et des vomissements accompagnés de crispations nerveuses. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter, car il ne s’agit que de diarrhées ou cholérines qui ont été calmées par quelques cuillérées de l’élixir de santé du pharmacien Bonjean, par de l’élixir de la Grande Chartreuse qui possède les mêmes vertus, mais qui coûte beaucoup plus cher. Le 6 septembre, cette épidémie, qui paraît à l’heure actuelle vouloir augmenter d’intensité, a atteint trente malades, dont un seul a expiré du fait des complications. Une polémique va naître à propos des médicaments à utiliser entre la Société médicale de Chambéry qui prône l’utilisation de l’élixir du Dr Verjus et les journaux, Gazette de Savoie, le Constitutionnel ou le Courrier qui préconisent les élixirs locaux (Bonjean, Caffe). La Société Médicale dit : « La Gazette de Savoie est d’une naïveté charmante, elle est savante même en médecine. Nous conseillons à ses lecteurs qui tomberaient malades d’aller se faire soigner par les gérants de la Gazette puisqu’ils connaissent tous les remèdes contre le choléra ». L’élixir du Dr Verjus se compose de racines d’angélique, d’aunée, de gentiane, de calamus aromaticus, le tout macéré pendant quatre jours dans un bon litre d’eau de vie de genièvre. Pourtant quelques médecins font remarquer qu’il est normalement préconisé lorsque le malade a des envies de vomir, ou lorsqu’il a des vomissements. Or, sa nature alcoolique contrarie les vomissements, alors que dans le cas du choléra, il faut au contraire faire vomir le malade. De plus ce traitement préconisé en Savoie est inconnu en France, en Piémont et en Italie. Un certain docteur Philippe, de Voiron, propose à l’intendant de la ville de Chambéry, un ouvrage qu’il a écrit sur le choléra dont le traitement est « de tous ceux que l’on a prescrits jusqu’à ce jour celui qui a obtenu le plus de cure » et bien sûr un élixir de sa composition. Il semble que cela excédât l’intendant puisqu’il a porté à la main sur la lettre la mention « Rien à faire ». Le 26 septembre, on se repose la question : Avons-nous le choléra ? Cette question qui semble dépendre de simples éléments en fait n’est point aussi facile à trancher qu’on pourrait le croire. Nous avons en Savoie cette étrange anomalie d’un corps médical divisé en deux camps dont l’un professe une foi aveugle au fait de la présence réelle du choléra et dont l’autre la nie avec le même entêtement. Le lendemain, il n’est plus possible de cacher la vérité. On admet que la commune de Cognin présentait déjà trois cas et un décès trois semaines plus tôt. Six jours plus tard, quinze cas étaient avérés, mais aucun n’ayant entraîné la mort. Après quelques jours d’accalmie, la maladie repart et on constate dix-neuf décès pour une commune qui en enregistre une quinzaine par année. Vendredi 22, la mort enlève cinq personnes, six malades périssent le vingt-trois, et quatre malades décèdent le vingt-quatre août. Le 26 septembre, soixante malades sont recensés dont dix-neuf se trouvent dans l’hôpital provisoire établi dans la maison de Tolliaz. Le Dr Michaud qui se dépense sans compter dans la commune profite des circonstances pour faire remarquer dans un communiqué que l’époque des vendanges qui va s’ouvrir pourrait être fatale aux amateurs de raisin et de vin nouveau. À Chambéry, on commence à penser qu’il serait peut-être d’une sage prévoyance de penser aux moyens avec lesquels on pourrait, le cas échéant, faire soigner les malheureuses victimes dans une maison que l’on convertirait en un hôpital provisoire. Le Comité de salubrité publique demande, en accord avec les autorités militaires et ecclésiastiques, aux Frères des Écoles chrétiennes, de mettre à disposition des autorités une partie de leur logement au Verney pour la transformer en hôpital provisoire. Cette décision provoque une rumeur très alarmiste dans la ville. L’épidémie s’étend vers Albertville puis en Tarentaise. On comptera quatre cents décès, dont soixante-dix-sept à Macôt. Moutiers comptera 125 malades et 50 décès. Aime, 95 cas et 55 décès. En Maurienne, trois communes voisines sont atteintes : Aiguebelle (21 cas, 19 décès), Montgilbert (2 cas, 0 décès) et Randens (12 cas, 11 décès). Il y aurait aussi eu quelques cas, « douteux », à Saint-Michel, Saint-André, Orelle, Lanslevillard et Bessans. Le 5 octobre, l’épidémie semble avoir quitté le bassin chambérien, hormis un nouveau cas à La Motte-Servolex. Plusieurs communes de Maurienne sont de nouveau atteintes. |
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Des manifestations ont lieu, car les mesures sanitaires prises par les autorités paraissent vexatoires aux misérables qui y voient un moyen de protéger les beaux quartiers et les « honnêtes gens ». Début novembre, la maladie fait son retour. Les polémiques fleurissent : la politique religieuse de Cavour et de Rattazzi (projet de mariage civil et attaques contre les ordres religieux) amène une partie de la population à opposer leur double identité savoyarde et catholique aux projets piémontais (Christian Sorrel). À Chambéry, pour lutter contre l‘épidémie de choléra, on a demandé aux habitants de faire preuve de propreté, d’avoir une bonne hygiène. Afin d’améliorer la salubrité publique, la municipalité décide l’installation de trois cents urinoirs : « pouvons-nous sans pousser un cri de honte et de douleur, voir s’accomplir l’humiliation et le déshonneur de notre petite ville de Chambéry, dont les étrangers admiraient l’élégance et la bonne tenue et dans laquelle ils aimaient se reposer des fatigues de leur voyage. Trois cents urinoirs ! Nommons-les puisqu’il le faut et que l’on a voulu désigner ainsi les trois cents bouches infernales, monstrueuses, dégoûtantes, que la municipalité fait installer contre nos maisons, à côté des portes de nos magasins, à l’entrée de nos hôtels. Ce sont trois cents foyers d’infection et d’insalubrité, disséminés dans toute la ville, sous toutes les fenêtres, au milieu de toutes les habitations. Ils sont construits de manière à ne recevoir qu’imparfaitement les immondices et à être très facilement obstrués ». Au total la Savoie comptera 1528 cas déclarés qui feront 678 morts. On estime que sur les 73 communes visitées par la maladie, 1,37% de la population a été touchée et que le nombre de décès s’élève à 0,64%. Pour Chambéry, on compte 267 cas et 104 décès. Les traitements empiriques et exotiques fleurissent : -certains utilisent le sirop Pagliano de Florence qui fait aussitôt l’objet d’une mise en garde sévère : À Aime où il a été utilisé, tous ceux qui en ont usé ont été les premiers atteints de la maladie et la plupart d’entre eux ont succombé. -D’autres préfèrent des remèdes créés par des Savoyards, dont le célèbre élixir du docteur Bonjean, pharmacien-chimiste à Chambéry. Le journal le Courrier des Alpes du 9 novembre 1854 publie un article assez édifiant intitulé : Le choléra est-il contagieux ? L’auteur explique que les médecins du Piémont sont presque unanimes pour l’affirmative alors que les médecins de ce côté des Alpes soutiennent de préférence l’opinion contraire. Doit-on voir dans cette divergence les prémices de la séparation de la Savoie et du Piémont, les médecins savoyards tenant à se différencier radicalement de leurs confrères piémontais ? Les seconds justifient leur position en reprenant un article publié dans la Gazette d’Augsbourg par un médecin nommé Julius Stein. Dans cette publication, le docteur Stein explique que le choléra n’est pas contagieux puisque, parmi les nombreux ecclésiastiques qui ne quittaient pas le chevet des cholériques pendant les quatre semaines où l’épidémie était à son apogée, aucun n’était atteint ; qu’il en a été de même des fossoyeurs et des employés de maison où les cadavres sont déposés pendant quelques jours pour éviter les enterrements précipités ; que parmi les sœurs de la Charité, employées comme infirmières dans les hôpitaux des cholériques, deux seulement ont été atteintes, mais soignées, elles ont recouvré la santé ; que deux médecins seulement ont succombé au fléau. Ce qui permet à M. Stein de conclure que le choléra n’est pas contagieux. Reprise en Savoie, l’étude montre que parmi les médecins, les curés, les R.R. pères capucins et les sœurs de Saint-Joseph qui ont œuvré pendant l’épidémie, il n’y a eu que quelques décès dus plus aux fatigues continuelles, aux veilles, à l’air impur des hôpitaux encombrés de morts et de mourants qu’à la maladie. Ces quelques exceptions ne permettent donc pas de valider l’opinion des confrères piémontais. En 1855, la Savoie est épargnée alors que le choléra sévit fortement en France. En juillet 1866, quelques cas apparaissent au niveau du chantier du tunnel du Fréjus. Le choléra est apporté par des ouvriers italiens qui fuient la maladie. Des cas sont signalés à Sollières, Orelles et les Fourneaux. Dans les premiers jours d’août, c’est la commune de Saint-Michel de Maurienne, terminus provisoire du train, qui est touchée. Ce début d’épidémie marque un changement dans le mode de contagion, car la maladie ne vient plus de France, mais d’Italie. |
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L’épidémie de 1867. On pourrait penser que tout serait plus facile puisqu’on a déjà été une fois atteint par l’épidémie. Or, il n’en sera rien car on ne connait toujours pas les causes de la maladie. Comme la fois précédente, on tente de cacher la vérité. Le Courrier des Alpes du 29 août 1867 dit qu’on parle beaucoup du choléra en ce moment, or la moyenne des décès n’a pas augmenté, les médecins n’ont repéré aucuns cas, et les diarrhées que l’on constate sont dues à l’usage de fruits n’ayant pas encore atteint leur maturité. Le premier cas a pourtant lieu à Chambéry, le 14 août dans une maison du faubourg Reclus, en face de la gare du Chemin de fer. Le 15 août, c’est un ouvrier du chemin de fer qui décède en quatre heures. Il habitait à côté du pont du Reclus. Six cas apparaissent chez ses voisins. L’épidémie semble alors se ralentir. Le 24 août, un cas apparaît à Saint-Thibaud-de-Couz. Le lendemain, un cas est signalé à Cognin, puis le 26 dans la commune des Déserts on relève 12 malades qui entraîneront 9 décès. Le lendemain, le hameau le plus proche de la Croix du Nivolet, qui a 70 habitants, affiche 33 malades dont 18 décéderont. Le 3 septembre, un premier cas est signalé au faubourg Maché et, dès le lendemain, on compte 11 morts. Une légende voudrait que la contamination de ce quartier soit due à un évêque, Mgr Godelle, qui après avoir exercé pendant quinze ans son sacerdoce aux Indes, serait revenu, malade, à Chambéry pour y mourir. Son corps ayant été exposé, des habitants du faubourg Maché seraient venus le visiter sur son lit de mort et auraient été contaminés. Des médecins chambériens, les docteurs Jarsin, Revol et Massalaz, venus constater le décès, ont signalé une affection hépatique contractée dans les pays chauds. On continue pourtant à nier les faits : « Il ne saurait mourir une personne, fût-elle âgée de cent ans, sans qu’immédiatement on en accuse le choléra. Nous engageons la population de Chambéry à se moquer de tous les bruits qui courent et les gens intelligents à rassurer les gens crédules ». Peut-on lire le 5 septembre dans le journal. Les médecins et la maladie Le choléra est inconnu de la plupart des médecins savoyards lorsqu’il apparaît. -Le Dr Granclément note dans son étude du choléra de 1867 : « ce n’est pas une maladie dont les symptômes sont très déterminés et très reconnaissables ». -Le Dr Bonjean dit : « aux yeux de la majorité des médecins le choléra est un véritable empoisonnement dont le principe échappe aux investigations les plus subtiles ». Les modes de contamination sont méconnus. Pour prouver que la maladie n’est pas contagieuse, le Dr Foy s’inocule du sang, respire l’haleine, goûte les déjections et les vomissements. Il ne tombe pas malade. Certains médecins prétendent que, si la maladie était vraiment contagieuse, les ravages de l’épidémie auraient pris l’allure d’un déluge. En Tarentaise, le Dr Jacquemoud cite le cas d’une blanchisseuse qui va laver son linge à la rivière et qui meurt du choléra en 24h. Pour justifier le décès, il explique que cette femme est rentrée chez elle, les membres brisés de fatigue, le front ruisselant de sueur, qu’elle a alors mangé une grosse salade de haricots secs et bu deux ou trois verres d’eau fraîche. Au bout d’un quart d’heure, elle ressent de gros frissons et de violents tiraillements d’estomac. Il s’agit donc d’un choléra par refroidissement et indigestion. En 1854, quelques praticiens pensent que la transmission se fait par les évacuations des cholériques. Mais ils sont bien peu nombreux. Les partisans de la contamination par l’air, les miasmes, sont les plus nombreux. Un certain nombre pensent que la contamination suit les voies de chemin de fer ; les Anglais appelant les principales stations « choléra fields ». Un médecin savoyard traitait le choléra de « train express de la pathologie ». D’autres pensent que la contamination suit la voie terrestre. Pour preuve, ils expliquent que le choléra est parti d’Aix-les-Bains en 1854, d’Orelle et des Fourneaux en 1867. Tous les médecins pensent que l’influence d’une atmosphère viciée par l’encombrement, l’humidité, le manque d’air et de lumière dans les habitations, est essentielle dans la propagation de la maladie : |
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D’autres facteurs sont fréquemment évoqués : les excès, l’intempérance, la débauche et la misère, mais aussi l’alcoolisme, la médication préventive le plus souvent utilisée. Certains médecins avaient noté que le nombre de malades qui se présentaient dans les hôpitaux était plus important les jours suivant la paye. Une vie réglée protège contre la maladie. Pour preuve la prison de Chambéry n’a pas été atteinte. Tous les excès aggravant les risques, les plaisirs de Vénus, doivent être pratiqués de façon modérée. Enfin les conditions de travail, excessives pour les ouvriers, ont fait que les trois quarts des victimes se trouvaient dans la classe ouvrière. Le choléra est mal connu. On va tenter un nombre incalculable de traitements pour tenter de le guérir. L’illustre Dr Velpeau disait : « dans le choléra, il y a grand danger à ne pas utiliser le bon traitement ». On tentera des injections de sang frais, de matières salines en solution, d’eau chaude. On utilisera l’électricité, le galvanisme, les fumigations. Le chlore et les acides sulfureux étaient très largement utilisés pour désinfecter les habitations. Il fallut même modérer l’ardeur des Chambériens qui en abusaient, ce qui créait des complications respiratoires. L’effet bénéfique de ces produits ne peut être médicalement prouvé, et pourtant, dans la commune d’Aix-les-Bains aucun des malades prenant des bains sulfureux n’a été atteint, ni le personnel. La commune de Salins est également épargnée. À Cognin, le docteur Denarié avait prescrit, Faubourg des Capucins, des fumigations dans les rues et les habitations et le choléra cessa rapidement, alors que de l’autre côté de l’Hyères, dépendant de Chambéry, la maladie faisait des ravages. Les saignées sont préconisées. Le Dr Jacquemoud en pratique de 30 à 50 sur les parties douloureuses. Il aime beaucoup les faire derrière les oreilles. Les médecins et soignants doivent se protéger aussi. Deux techniques sont préconisées : celle du Dr Griffa de Gènes qui consiste à ne pas être à jeun, à tenir dans la bouche une substance aromatique comme de l’écorce d’orange ou de citron, un clou de girofle. Il faut ensuite se rincer la bouche et se laver les mains avec du vinaigre camphré ou du chlorure de chaux. Celle du Dr Pullicini qui préconise de s’enduire les mains d’huile ou de graisse, et ensuite de les laver à l’eau vinaigrée. Lui aussi insiste pour qu’il y ait dans la bouche un morceau de sucre imbibé d’huile de camomille. Beaucoup de malades feignent d’ignorer la maladie et augmentent les risques en prenant, dès les premières diarrhées, des tisanes à base de tilleul, des tasses de thé, voire pour les dames une perle d’éther. Les spiritueux sont très appréciés et la dose augmente souvent avec les symptômes. Un fait est important à mettre en valeur : l’attitude remarquable d’un certain nombre de médecins en Savoie. Non seulement ils n’ont pas craint d’affronter la maladie, mais ils ont par, leur dévouement et leur abnégation, permis aux plus démunis de recevoir des soins, alors qu’il n’était pas question pour eux de payer une consultation dont le prix s’élevait à environ 50% du salaire ouvrier moyen. L’épidémie dura jusqu’au 10 octobre et déclina alors avec la chute des températures. On commence à s’inquiéter pour ceux qui restent : « Beaucoup de familles ont perdu leur père ou leur mère, ou tous les deux. De nombreux orphelins sont sans aucune ressource. La situation de ces enfants a été, pendant toute la durée de l’épidémie, l’objet de mes constantes préoccupations, ainsi que de la sollicitude des membres de l’administration municipale », écrit le maire le 27 septembre. Notre charité doit les adopter, s’occuper de les faire élever et de fournir à leurs besoins jusqu’au jour où ils pourront y pourvoir eux-mêmes ». Les ravages engendrés par le choléra n’étaient pas terminés, car, il fallut alors que les médecins soignent les bien portants qui avaient fait un usage si intensif de toniques, reconstituants et alcools préservatifs qu’ils souffraient tous de problèmes gastriques, soignés avec succès par une bonne diète. Pierre Geneletti A suivre prochainement : 2e partie : le choléra en Maurienne et le docteur Antoine Mottard. |
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BIBLIOGRAPHIE
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