« Un incendie à Saint-Jean-de-Maurienne en 1791 »
(Archives départementales de Savoie, série SA, N° 5482, dossier 17)
suivi de :
«Une rixe à l'hôtel du Soleil en 1858 »
(Archives départementales de Savoie, 7 FS 205)
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 5 avril 2021 ( 40 mn 25 s) :
Pierre Geneletti
1. « Un incendie à Saint-Jean-de-Maurienne en 1791 »
Dans la nuit du 3 au 4 juin 1791, sur environ minuit et demi, un incendie se déclare dans le quartier des Trois Rois à Saint-Jean-de-Maurienne. Le secrétaire de l’administration de la Maison de Charité de la ville, M. Costamagne en fait deux jours après une « sommaire apprise » (un compte-rendu) à l’intendant de la province de Maurienne, M. Casella de Selve. « Le feu s’étant communiqué aux appartements dépendants de ce quartier de la ville, à la rue des Bourses, a fait des progrès si rapides que non seulement il a réduit en cendres une partie de ce quartier, mais encore s’étant communiqué au couvert du Sieur Borgé, dépendant du quartier voisin, l’a également réduit en cendres pour sa plus grande partie. Cet incendie qui a été des plus violents auroit sans doute fait des progrès plus étendus sans les prompts secours qui y ont été apportés par les préposés aux divers genres d’administration de la ville et l’activité des citoyens à les donner ». Le sinistre a détruit un grand nombre de bâtiments : « Le malheur a occasionné aux sujets des pertes considérables, quelques-uns ont perdu leur bâtiment en entier, d’autres leurs meubles et denrées aussi en entier. Les uns par défaut de facultés sont dans l’impossibilité de rebâtir, d’autres ne pourront le faire qu’en y confondant une partie de leurs avoirs, d’autres sont réduits à la misère, d’autres enfin ne pourront jamais se relever des pertes qu’ils ont essuyées », dit le rapport.
Le conseil municipal se réunit le 6 juin 1791, au son de la cloche et à la manière accoutumée. Sont présents, noble et spectable Jean-Baptiste Alexandre Martin, syndic, ainsi que Victor-Amédée Rivol, Saturnin Guille, noble Joseph Martin de la Motte, spectable Jean-Baptiste Arnaud, Jacques Philippe Salomon, Jacques Larive, Catherin Callier et Urbain Albrieux, conseillers municipaux. On évoque l’incendie, les malheurs des sinistrés et on décide que les personnes qui ont participé aux secours doivent être dédommagées. L’assemblée délibère de « faire mandat à honeste Charles Constantin, aubergiste de la somme de trois livres et huit sols pour dépenses de bouche faites chez lui la nuit des quatre au cinq du courant par les quatre charpentiers et six autres surveillants à l’occasion de l’incendie arrivé la nuit du trois au quatre du courant et de payer en outre aux charpentiers Jacques Portaz, Joseph Sibellin, Pierre Collet et Jean-Baptiste Mollard chacun trente sols pour avoir veillé la sus dite nuit et de payer en outre au soldat Billerose de la compagnie sarde qui est actuellement en détachement en cette ville lequel a considérablement travaillé pendant la nuit de l’incendie, la somme de dix livres, plus six livres pour ceux qui ont été commandés à tenir l’eau samedi passé tant le jour que la nuit dans la ville ».
L’unique ressource qu’il reste à ces habitants, dans cette triste situation où cet incendie les a réduits, est d’avoir recours aux bontés de Sa Majesté qui est « la source inépuisable de charité envers ses fidèles sujets ». Les sinistrés adressent donc une supplique à l’intendant de la province de Maurienne, M. Casella de Selve, « pour qu’il commette le notaire qu’il vous plaira pour procéder en contradictoire d’un intervenant pour le fisc à sommaire apprise sur le montant des pertes que les sujets ont faites dans cet incendie ».
Le notaire royal Jean-Baptiste Turbil, secrétaire de la ville, est commis pour procéder à la sommaire le huitième juin mille sept cent quatre-vingt-onze. Le premier août, il choisit l’intervenant pour le fisc. « J’ai fait appeler par-devant moi dans mon étude le jourd’hui susdit le sieur Nicolas Savoye, natif de la paroisse de Valloire et habitant de cette ville, pour faire les fonctions d’intervenant pour le fisc, duquel j’ai reçu préalablement le serment qu’il a prêté sur les Saintes Écritures entre mes mains touchées par lequel ensuite de dues remontrances sur l’importance d’iceluy il a promis de s’acquitter de sa charge en homme de bien ». Ils se rendent alors jusqu’au quartier qui a été incendié pour « visiter les masures restantes de ladite incendie, en foi de quoi il a dressé son procès-verbal ».
Le notaire Turbil commence la procédure par une enquête afin de connaître les circonstances du drame.
Deux témoins sont convoqués par le représentant du fisc. Le premier se nomme Alexandre fils d’Anaïs Balmain, natif de cette ville. Interrogé sur les généraux, il déclare être âgé d’environ trente ans, être substitut procureur au bailliage de cette ville et quoique fils de famille, (c’est-à-dire qu’il dépend encore de ses parents), avoir pour cent pistoles et plus de biens. Il n’est ni parent, allié, créancier, débiteur, ni domestique d’aucun de ceux qui ont souffert de cet incendie. Il prête serment sur les Saintes Écritures et il connaît les peines divines et humaines qu’encourent ceux qui jurent le faux et promet de dire la vérité. Interrogé par le notaire s’il est informé que dans la nuit du 3 au 4 juin dernier un des quartiers de cette ville a été presque entièrement incendié, s’il sait comment cet incendie a été occasionné et où le feu a commencé, et interpellé de déclarer toutes les circonstances dont il peut être instruit à cet égard, il répond : « Sur environ les onze heures du soir de la nuit du troisième juin dernier passant par la rue des Bourses pour me retirer chez moi et apercevant une odeur de brûlé, je me tournai du côté du quartier des Trois Rois où voyant une lumière considérable, j’entrai dans la cour de l’auberge où je ne fus pas plus tôt arrivé que je vis par une fenêtre du premier étage des bâtiments de la Maison de Charité une flamme qui poussoit avec toute l’impétuosité d’un feu enragé. Je me mis incontinent à crier au secours et en étant d’abord arrivé, on a travaillé à en diminuer le progrès. Cependant, par la voracité des flammes ont été réduits en cendres nombre de bâtiments et de couverts ». Il ajoute : « Je ne saurai vous dire comment cet incendie a été occasionné, par qui ni par où le feu a pris, sauf que j’ai ouï dire publiquement que le perruquier David avait une servante que l’on disoit être devenue folle et qui auroit communiqué le feu dans la chambre où elle couchoit ».
Le deuxième témoin interrogé est Jean Georges Oppinel, natif de la paroisse d’Albiez-le-Vieux, âgé d’environ cinquante-cinq ans. Il possède six mille livres de biens, et il est négociant à Saint-Jean-de-Maurienne. Après avoir prêté serment, il répond : « Sur environ minuit de la nuit du trois au quatre juin dernier ayant entendu grand bruit dans la rue des Bourses dans laquelle j’ai mon logement et incontinent ouï sonner le tocsin, je me levai d’un bond et m’étant mis à la fenêtre pour m’instruire de ce que c’était, je vis que de l’autre côté de la rue au quartier des Trois Rois il y avoit un feu horrible qui faisoit des progrès immenses malgré le grand secours qu’on y observoit. Mon habitation étant vis-à-vis de ce quartier et étant séparée que par la largeur de la rue, les flammes menaçant même de se communiquer à mon couvert, je me hâtais de le défendre et tachais de mettre mes meubles à l’abri. J’ai ouï dire que le feu s’étoit communiqué par la chambre dépendante des bâtiments de la Maison de Charité qu’occupait la servante du perruquier David que l’on disoit être devenue folle ».
Lecture est faite aux témoins de leurs dépositions. Ils répondent « J’y persiste et ne veux rien y changer, ajouter, ni diminuer » et ils ont signé avec le sieur Savoye intervenant pour le fisc et le notaire Turbil.
Lors de sa visite du sinistre, le notaire Turbil a constaté que l’incendie a détruit des biens chez douze propriétaires, ainsi qu’à la Maison de Charité. Il convoque les victimes pour recueillir leurs déclarations. Il rencontre d’abord les seigneurs administrateurs de la Maison de Charité en la personne du sieur Pierre Personnaz, un des chanoines de l’église cathédrale et de spectable Jean-Baptiste Alexandre Martin, avocat au Sénat de Savoie. (Note N°1) Ils déclarent que : « par l’incendie arrivé en cette ville dans la nuit du trois au quatre juin derniers, la Maison de Charité a perdu les bâtiments qu’elle y possède en la rue des Bourses où nombre des chambres ont été entièrement consumées par les flammes ainsi que tout le couvert et que la plus grande partie des murs ont été calcinés ».
Les douze propriétaires déposent ensuite :
Laurent Borgé, chirurgien, déclare la perte entière des couverts de ses bâtiments et de quelques meubles d’une valeur d’environ cent livres. Sa famille se compose de lui, sa femme et de deux enfants.
Jean-Pierre Didier déclare que ses bâtiments qui consistoient en plusieurs chambres ainsi que les couverts ont été réduits en cendres. Il a une femme et un jeune enfant.
Barthélémy Decluni : j’ai perdu les couverts entiers de mon bâtiment, un plancher, deux portes et une partie des murs avec encore des meubles pour une valeur de trente livres. Il a une femme et trois enfants.
Jean Guille a perdu les couverts de ses bâtiments et une partie des murs a été calcinée. Il a une femme et quatre enfants.
François Bovagnet déclare la perte de tous ses meubles, effets et denrées pour une valeur d’environ deux mille livres outre cent vingt livres argent effectifs et tous ses titres. Sa famille se compose de lui, sa femme et deux enfants. Illettré, il signe d’une croix.
Charles Antoine Constantin explique qu’une partie du couvert de ses bâtiments a été réduite en cendres et qu’une partie d’un mur mitoyen a été calcinée. Il a une femme et cinq enfants.
Jean-François David a perdu tous ses meubles, linges, effets et marchandises. Il estime le tout à mille cinq cents livres. Il a une femme et un enfant.
Barthélémy Joet estime à plus de cent livres ses meubles et habillements brûlés. Il a une femme et un enfant et ne sait pas écrire.
Michel Roux déclare que ses meubles et habillements valent deux cents livres. Il a une femme et quatre enfants.
Pierre Favre a perdu tant en argent effectif qu’en meubles et habillements la valeur de soixante livres.
Reymondine Boispierre veuve Sacco qui vit avec un enfant déclare avoir perdu pour plus de cent cinquante livres de meubles, effets et habillements. Illettrée, elle a fait sa marque.
Claudine Gonthier, célibataire estime à quatre-vingts livres, ses meubles, effets, habillements et denrées perdus dans le sinistre.
Le notaire doit alors « s’assurer de la fidélité des déclarations faites par tous les ci-devant nommés qui ont souffert de ladite incendie, sur les pertes par eux essuyées tant en meubles, effets que bâtiments comme encore des facultés et situations d’un chacun ». Pour cela, il fait appeler par-devant lui Jean-François Rosaz, maître apothicaire, âgé de quarante-huit ans et qui possède six mille livres de biens, et le sieur Esprit Dominique Favier, âgé de trente-huit ans environ, marchand épicier droguiste, qui possède dix mille livres de biens, tous deux de cette ville. Le notaire reçoit le serment des deux témoins. Il leur lit alors le contenu des déclarations respectives de ceux qui ont souffert de l’incendie. Ils répondent : « Connaissant assez particulièrement tous ceux qui ont eu le malheur d’être incendiés dans la nuit du trois au quatre juin derniers dans le quartier des Trois Rois de cette ville, nous vous assurons que suivant la connaissance que nous avons de l’état, situation et facultés de chacun joint à la notoriété, leurs dites déclarations paroissent assez fidèles tant sur la valeur des meubles et effets par eux perdus que sur le nombre de personnes qui composent leurs familles. Nous ne pouvons au reste donner aucun des susdits particuliers pour aisé, pas même commode étant tous des gens qui ne subsistent que par leurs métiers et dans l’impossibilité de se relever des pertes qu’ils ont essuyées sans quelques secours, sachant qu’ils ne possèdent aucun fond ou du moins en si petite quantité et déjà hypothéquée qu’il leur seroit impossible à les utiliser pour se secourir ».
Il reste au commissaire à faire conster de la valeur des bâtiments incendiés et de la dépense pour les rebâtir. Il prend pour experts d’office Jacques Portaz, maître maçon et charpentier, natif de cette ville et Jean-François Pudoglia, aussi maître maçon, natif du Milanais et habitant en cette ville. Le notaire reçoit leurs serments et leur demande s’ils connaissent le quartier qui a brûlé, de quelle valeur pouvaient être les bâtiments incendiés et à quoi peut arriver la dépense pour les rétablir ? Les experts répondent qu’il faut : sept cents livres, déblayement des gravas compris pour rétablir la Maison de Charité ; quatre cent vingt livres pour la maison de Laurent Borgé ; deux mille pour le bâtiment de Jean-Pierre Didier ; deux cents livres pour Barthélémy Decluny ; quatre cents livres pour Jean Guille ; deux cents livres pour les bâtiments de Charles Antoine Constantin.
La gravité de cette catastrophe aura pour autre conséquence d’alerter les autorités sur les risques d’incendie dans la ville de Saint-Jean-de-Maurienne. Le conseil municipal se réunit le 15 juin suivant et décide de « faire la visite de tous les bâtiments de la ville et dans lesquels il peut y avoir quelques réparations à faire afin d’éviter la communication du feu en cas d’incendie de même que pour vérifier les couverts qui avancent sur les rues et desquels peut se faire la communication aux voisins, afin de déterminer ceux qu’on est dans le cas de faire diminuer. » Pour cela on demande à deux experts, Pierre Picton et Jacques Portaz, de faire cette visite en compagnie de messire Bertrand pour la rue Bonrieux, de messire Petit pour la rue Saint-Antoine, de messire Albrieux pour la Grande rue et ses dépendances, et enfin de monsieur de la Motte pour les rues de Beauregard et de l’Horme.
Pendant les secours on a constaté un manque important de seaux. Il est délibéré d’en acquérir. « De plus attendu la nécessité urgente où l’on est en cette ville surtout dans le cas d’incendie d’avoir des seaux de cuir, d’autant plus qu’on pourroit s’en procurer à un prix honnête, il a été délibéré de faire une cueillette (une quête) chez tous les particuliers. » L’argent récolté, ajouté à celui qu’on avait recueilli auparavant pour réparer le marbre du maître-autel de l’église paroissiale, permettra d’acheter autant de seaux en cuir qu’on pourra. Messieurs Rostaing et Callier sont commis pour faire cette cueillette.
NOTE N°1
LA MAISON DE CHARITÉ : La maison forte de Lancessey a été bâtie sur l’emplacement où se trouvait la tour de la Cluse. Au milieu du XVIème siècle, elle appartenait à noble Antoine Baptendier, juge-mage au bailliage de Maurienne. L’endroit se nommait « in Ancesselo », à Ancesset. Le nom évoluera plus tard en raccrochant l’article ce qui donnera Lancesset ou Lancessey. Le domaine fut ensuite vendu au président de La Roche, puis à révérend Pierre du Verney, chanoine de l’église cathédrale, vicaire général et official de l’évêché de Maurienne. Noble Pierre du Verney, dans son testament daté du 14 octobre 1647, lègue aux pauvres de Saint-Jean-de-Maurienne sa maison de Lancessey avec ses prés, terres, vignes, jardins, places ainsi que la somme de cinq mille florins à prendre sur la partie qui lui est due en rente constituée par honorable Pierre Trésard, sans néanmoins obliger son héritier à aucune maintenance dudit fond réelle ni pécuniaire. Il laisse néanmoins à la veuve du sieur juge du Verney, en cas qu’elle fût dépossédée de la maison qu’elle possède, et qu’elle veuille habiter actuellement dans ladite maison, la jouissance d’icelle et du jardin, pendant sa viduité seulement. Cette veuve était l’épouse de Claude du Verney, juge ordinaire de l’évêché de Maurienne. En 1628, la chapelle de Bonne Nouvelle était détruite par un incendie. Au même moment, un jeune moine capucin originaire de la ville devait prononcer ses vœux au couvent des capucins de Chambéry. Après avoir vu une apparition de la Vierge Marie la nuit précédant ses vœux, il décide de léguer sa fortune à la reconstruction de la chapelle. Mais ses deux beaux-frères, Claude du Verney, juge et M. Herbais, greffier et procureur de la cité de Maurienne, qui n’entendent pas être dépossédés de la fortune de leur beau-frère font casser le testament. Légende ou cruelle réalité, le dit du Verney fût dépouillé la même année de tous ses biens par arrêt du Sénat de Savoie, déchéance qui entrainera sa mort peu après.
En échange de son legs, révérend Pierre du Verney demande que désormais la maison prenne le nom de Maison de Charité. Les revenus du domaine et de la somme donnée devaient servir à habiller annuellement sept pauvres en drap du pays, portant sur leurs vêtements deux grosses lettres en drap rouge, le sigle M signifiant Jésus, Marie, Joseph et un signe formé d’un P et d’un D signifiant Pierre du Verney. Les pauvres devaient en échange prier Dieu pour son âme et sur son tombeau.
L’administration de la Maison de Charité était confiée à deux chanoines députés par le vénérable chapitre, assistés des trois syndics de la ville (un de la noblesse et deux de la bourgeoisie), ainsi qu’à trois conseillers municipaux. Ils devaient s’assembler chaque année, la semaine sainte, par-devant le révérendissime seigneur évêque ou en son absence par devant son vicaire général, pour dresser le rôle des pauvres pour la distribution des revenus du legs et ce « sans y commettre abus ni connivence ». Ils en prêtaient le serment entre les mains de l’évêque ou de son vicaire général.
BIBLIOGRAPHIE
- Archives de la Savoie : Série S.A. N°5482, dossier 17.
- Archives municipales de Saint-Jean-de-Maurienne : Délibération du conseil de ville. Série BB, N°24.
- GROS Adolphe : Ce que nous rappellent les noms de lieux. La Cluse, la Charité, la Reclusière. 1924. SHAM, 2ème série, tome VI, 2ème partie. P 43-50.
- MOTTARD Antoine : Testament de révérend Pierre du Verney. 1867, SHAM, 2éme vol., 2ème bull. P 55-69.
«Une rixe à l'hôtel du Soleil en 1858 »
Le 7 décembre 1858, une rixe a lieu en soirée à l’hôtel du Soleil à Saint-Jean-de-Maurienne. Il y a des blessés. Rapidement avertis, les carabiniers arrivent sur place, arrêtent certains protagonistes et mettent en place des barrages à l’entrée de la ville pour saisir ceux qui se sont enfuis.
Le juge d’instruction Antoine Coppier, prévenu par les carabiniers, est chargé de l’enquête. Il décide de commencer ses investigations en allant visiter la principale victime, Claude Crochon, qui a reçu plusieurs coups de couteau. Le juge se rend en compagnie de l’avocat fiscal Georges Gabet et de messire Aimé Sambuis, substitut greffier, à l’hôtel où le blessé est alité. Après l’avoir succinctement interrogé, le juge l’engage à porter plainte.
« Je me nomme Claude fils de François Crochon, je suis marchand de vin à Montmélian, je suis âgé de 35 ans. Hier au soir vers 6 heures, je soupai tranquillement avec mon domestique Claude Martin et un crocheteur (celui qui crochète les serrures ou celui qui porte des fardeaux en s’aidant d’un crochet) nommé Romain Girard, dans la salle à boire de l’hôtel du Soleil. Au cours de la conversation, sans me rappeler à quel propos, je dis à mon domestique te una fiuta (tu es une bourrique. Certains témoins diront : tu es une sacrée bourrique). Cette remarque est faite par Claude Crochon à son domestique lorsqu’il lui explique qu’il doit partir le lendemain seul avec trois bêtes, heure de départ que le domestique trouve trop matinale. Plusieurs Piémontais qui buvaient à une autre table ont à ce qu’il parait cru que le mot, que je disais d’une manière tout à fait innocente, était à leur adresse. Ils se sont levés de leur table et se sont rués sur moi et sur Girard qui se trouvait du même côté de la table que moi. Le maître d’hôtel qui se tenait aussi à l’extrémité du même banc que moi, est venu à notre secours ainsi que mon domestique et un nommé Jacques Bernard qui soupait tranquillement avec sa femme à une table à côté de nous. Une lutte s’est alors engagée et j’ai reçu cinq coups de couteaux dans les reins et un sur la tête. Je ne saurai reconnaître celui qui m’a frappé, mais un nommé Louis Tronel qui était assis à ce moment devant le poêle, ainsi que les personnes que je vais vous indiquer le reconnaîtront assez ». Claude Crochon cite Dominique Anselmetti, le maître d’hôtel, sa femme, Marie Cugnot, domestique, Dominique Savarin, domestique de l’hôtel, Jacques Bernard et sa femme, Polyphème Pelissier. Il termine sa déposition en ajoutant que « son domestique et Bernard Jacques ont également reçu un coup de couteau ».
Les magistrats descendent ensuite dans la salle à boire où a eu lieu l’évènement, pour disent-ils « mieux nous édifier et comprendre la déposition du plaignant ainsi que celles des témoins qui seront appelés ». Le greffier enregistre la description de la salle et en fait un croquis. « La salle forme un carré long c’est-à-dire un rectangle avec trois longues tables munies de bancs. À gauche en entrant, parallèle à l’entrée, une grande table où se trouvaient les victimes et le maître d’hôtel. Puis une grande fenêtre, ensuite le poêle, et la deuxième grande table, perpendiculaire à la première où buvaient cinq Piémontais. Enfin, au milieu de la pièce, en face de la porte d’entrée, la troisième table où dînaient à une extrémité, Jacques Bernard, employé du télégraphe, et sa femme et à l’autre extrémité deux autres Piémontais ».
Le juge fait alors appeler le docteur Maurice feu Joseph Ignace Petit, médecin de Saint-Jean, âgé de 42 ans, qui a déjà soigné les victimes la veille, quelques minutes après l’accident, pour qu’il les examine à nouveau et qu’il fasse un rapport détaillé sur toutes les blessures. Après avoir été assermenté, il promet de le faire en homme d’honneur et de probité.
Il visite Claude Crochon en premier. « Crochon a reçu six blessures. Une à la tête, côté droit dans la région pariétale. Elle est de 2 à 3 centimètres d’étendue sur un demi-centimètre de largeur, elle n’interfère que les téguments et n’a pas lésé l’os. Le sang qui s’en est écoulé est en moyenne quantité. Quatre blessures sont à la région inférieure des reins, deux à droite dont une à un pouce de la colonne vertébrale et deux à gauche de la colonne, de dehors en dedans, d’un centimètre et demi dans tous les sens. Le muscle droit et long a été traversé et une veine d’un certain volume coupée d’où une assez notable quantité de sang s’est écoulée, saignant pendant plusieurs heures. La deuxième blessure à droite est vers le bord de la hanche. Seule la peau a été traversée. Les deux blessures à gauche n’ont traversé que la peau. La sixième blessure située à la jambe droite, se situe vers le milieu du tégument qui recouvre le tibia du côté droit et ne consiste qu’en une écorchure épidermique. Des six blessures sus-énoncées, les cinq premières ont été faites, avec un instrument tranchant et aigu tel qu’un couteau, et la sixième a été produite par un coup contondant tel qu’un soulier ou voire même par le frottement de la partie blessée contre un corps dur tel qu’une table ou un banc. J’ai dit que la blessure avait été faite par un couteau parce que la forme des plaies l’indiquait clairement et que d’autre part les vêtements qui m’ont été remis, vêtements composés d’une chemise, d’un caleçon et d’un pantalon, les deux premiers en toile du pays, le troisième en drap de laine, examinés avec soin portaient la trace distincte du passage de l’instrument vulnérant désigné ».
Le Dr Petit examine ensuite Jacques Bernard. Il constate « une blessure au côté droit de la tête près de la bosse occipito-pariétale droite dirigée de haut en bas n’intéressant que le cuir chevelu, ayant deux centimètres de longueur sur un demi de largeur. Elle a été faite par un instrument tranchant tel qu’un couteau. Cette plaie a laissé écouler une quantité de sang proportionnée à son étendue et aucun vaisseau important n’a été touché. On constate également une luxation de la dernière phalange du doigt annulaire de la main droite. Cette luxation peut provenir, soit d’une chute au moment de l’attaque, soit d’un effort pendant la lutte, tant en parant qu’en frappant ».
Claude Martin ne présente qu’une plaie superficielle de la bosse frontale gauche qui n’a pas produit la section complète de la peau.
Le Dr Petit dépose son rapport le 11 décembre devant le juge Albert Picolet d’Hermillon qui remplace le juge d’instruction Antoine Coppier occupé sur une autre affaire.
Dix jours plus tard, le juge adjoint Picolet d’Hermillon, qui remplace toujours son confrère, afin de vérifier le déroulement de l’incident, convoque dans son bureau l’aubergiste Jean-Dominique Anselmetti et l’épouse de Jacques Bernard, Polyphème Pelissier. L’entretien se déroule en présence du substitut greffier Charles Ducol qui assure le rôle de secrétaire. Jean-Dominique Anselmetti, dûment assermenté, déclare être âgé de 47 ans, aubergiste de profession, il est né et habite à Saint-Jean et il possède environ trente mille livres de bien. Il raconte la même chose que Claude Crochon, mais il donne le nom de deux Piémontais : Massara, le premier agresseur et Giano. Il ne connaît pas les autres, mais explique qu’un des cinq était plutôt grand, avait une barbe rouge au menton et portait un chapeau presque blanc, entouré de velours noir. Un autre, d’une taille élevée avec une petite barbe blonde, a frappé fort pendant la lutte. Le juge lui présente les pièces à conviction retrouvées sur les lieux parmi lesquelles il reconnaît le couteau poignard qui se trouvait sur la table où étaient Giano et Massara, ainsi que le chapeau blanc.
Polyphème Pelissier, assermentée et interrogée à son tour, explique qu’elle et son mari étaient allés souper à l’auberge. Ils étaient installés au bout d’une table où se trouvaient à l’autre bout deux ouvriers piémontais. Cinq Piémontais dînaient à la deuxième table et Claude Crochon, son valet et Romain Girard, à la troisième. Elle n’a pas entendu prononcer la phrase qui a causé la bagarre. Elle précise que ce sont les deux ouvriers piémontais qui ont attaqué les premiers et que l’un vêtu d’une blouse bleue, tenait sa main droite sous sa blouse comme s’il cachait quelque chose : le couteau qui a blessé son mari. Elle ajoute qu’elle le reconnaîtrait ainsi que l’autre qui avait un paletot jaune.
Un autre témoin, Louis Trosset, négociant, âgé de 56 ans, né et domicilié à Saint-Colomban-des-Villards, qui se chauffait auprès du feu et qui n’a pas pris part à la lutte, déclare ne pas avoir entendu d’injure, mais avoir bien vu trois Piémontais avec un couteau à la main. Lui aussi déclare que s’il voyait les Piémontais, il les reconnaîtrait parfaitement.
Le juge lui demande, dès la fin de l’interrogatoire, de l’accompagner à la prison où se trouvent Charles Massara et Giano qui ont été arrêtés devant l’auberge par les carabiniers. Le juge fait installer en ligne dans une pièce, Massara, au milieu de cinq autres individus ayant à peu près la même taille et les mêmes vêtements. Massara choisit la troisième place à droite. Il fait alors entrer le témoin qu’il a assermenté. Le juge lui demande si parmi les personnes présentes, il se trouve une de celles désignées dans sa disposition. Après avoir bien examiné tous les individus, il désigne avec certitude Massara. Le juge fait ensuite la même chose pour le deuxième inculpé, Giano, qui choisit la deuxième place à droite. Tronel le reconnaît immédiatement, tant à sa figure qu’à ses vêtements, précisant que c’est lui qui a attaqué le premier et qui est la cause de tout ce qui est arrivé. Un deuxième témoin qui fait partie des agressés, Jacques Bernard, journalier de 22 ans et qui travaille au chemin de fer, les identifiera de la même façon.
Le juge décide alors d’interroger Charles Massara. Il a été emprisonné par les carabiniers à la sortie de l’auberge. Il a d’abord cherché à s’enfuir, mais sur les conseils d’un autre piémontais nommé Michel Chiaberto, il s’arrête et se laisse saisir au corps. Il déclare être journalier, travaillant au chemin de fer, né à Oleggia, il est âgé de dix-huit ans. Lorsque le juge lui demande s’il sait pourquoi il est en prison, il répond que c’est à cause de la bagarre qui a eu lieu à l’auberge du Soleil. Il reconnaît qu’il buvait dans la salle avec cinq autres piémontais. Il a bien pris part à la bagarre. Il est même allé prendre un tabouret dans la cuisine qu’il a lancé dans la salle sur les combattants. Il affirme d’abord ne connaître aucun des protagonistes, n’avoir vu ni couteau, ni blessure, avant de revenir sur sa réponse et d’expliquer que celui qui se trouvait à la même table que lui, mais à l’autre extrémité, se nomme Merlaveat. C’est un homme grand, aux dents longues, à la figure rouge et qui écrivait au moment où a commencé la lutte. Massara reconnaît son couteau parmi les pièces à conviction. Le juge afin de conserver l’identité du couteau scelle dessus une légende avec de la cire rouge qui porte son sceau. Massara identifie un deuxième couteau, maculé de sang, comme appartenant au Piémontais qui était assis à côté de lui.
Un mineur Piémontais nommé Michel Franco, homme de 38 ans, de haute taille et sans barbe, gravé de la petite vérole, qui a été arrêté avec deux de ses compagnons qui travaillent au chemin de fer, au pont d’Arvan vers neuf heures du soir par les carabiniers, explique au juge qui poursuit ses interrogatoires, qu’il ne comprend pas pourquoi il est là. Il explique qu’il est venu vers 8 heures, le matin, toucher un complément de sa paye d’ouvrier mineur chez l’entrepreneur Martinetti. Il est alors reparti pour Saint-Julien puis pour Saint-Michel où il est arrivé vers midi et où il est descendu à l’hôtel du Cheval Blanc. Il en est reparti avec ses deux camarades vers 8 heures du soir pour regagner Saint-Jean où il loge près de chez son employeur, tandis que les deux autres habitent chez Valleno, près de la station du chemin de fer.
Deux autres Piémontais sont reçus par le juge dans son étude et interrogés. Le premier, Antoine Marchetti n’a pas participé à la rixe, mais il était présent et reconnaît que lorsque le mot « bourrique » a été prononcé, il a essayé de calmer Charles Massarra en lui expliquant que cette formule ne leur était pas destinée, mais au domestique de Claude Crochon. Il n’a rien voulu savoir et s’est jeté sur le commerçant. Marchetti s’est enfui lorsque la bagarre a commencé, mais il se souvient que Giano avait son couteau planté dans la table. Lors de la séance d’identification à la prison qui suit l’entretien, il essaye de dédouaner Franco qui n’a pas selon lui participé à la rixe. Mais son témoignage sera infirmé par François Savarin, le domestique de Crochon, qui, lui, reconnaît bien Franco et par plusieurs autres témoins.
La femme de l’aubergiste Anselmetti, Thérèse Bellemin, ajoute quelques détails accablants sur ce qui s’est passé. Sa description de l’incident concorde avec ce qu’ont raconté les autres témoins. Elle ajoute qu’avant que ne commence la lutte, elle avait remarqué que les ouvriers piémontais s’amusaient à planter leur couteau dans la table et que celui qui avait un paletot jaune marron (Massara) lui faisait l’effet de vouloir chercher querelle, précisant que dans le courant de la journée, il avait dit : « Maintenant que nous avons mangé notre paye, il faut faire les assassins, ce que tous les Piémontais approuvèrent ». Elle aussi identifie Franco et Charles Massara comme ayant participé à la bagarre.
Le nommé Franco, arrêté le 8 décembre à Saint Michel, pose problème au juge. Il ne connaît pas son prénom. D’après ses déclarations, il ne pouvait pas se trouver sur les lieux lors de la rixe. Certains témoins confirment cette réponse alors que d’autres disent le contraire. Afin d’essayer de répondre à cette question, le juge reconvoque certains témoins et décide de faire interroger le propriétaire de l’hôtel du Cheval Blanc à Saint-Michel, par son collègue Antoine Dellozcourt. L’hôtelier se nomme Jean-François Lobé, il est âgé de 33 ans. Lorsque le juge lui demande si « le 6 décembre dernier il n’aurait point eu à dîner trois Piémontais, s’il sait leur nom et à quelle heure ils sont partis de chez lui », il répond qu’il ne se souvient pas de la date, mais qu’au début de décembre dernier, la veille d’une fête ou d’un dimanche, quatre Piémontais sont venus dîner dans son auberge. Il y en avait deux qui étaient habillés en velours noir ou brun foncé et l’un deux soit le plus petit avait une dent de devant qui lui manquait. Il ne connaît pas leur nom. Il sait seulement qu’ils étaient des ouvriers mineurs qui « avaient pris l’entreprise pour couper le Pas du Roc ». Deux sont revenus le lendemain boire des bouteilles. Il manquait le petit à qui il manque une dent, car il était parti pour Modane et l’autre qui avait, selon leurs dires, été mis en prison, car il n’avait pas de papiers. Le juge n’est pas plus avancé. Il réalise alors en lisant le rapport des carabiniers que ces derniers ont, le soir de la bagarre, amené trois Piémontais qu’ils ont arrêtés au pont d’Arvan, à l’auberge du Soleil, vers 11 heures du soir. Tout le monde était couché dans l’auberge. Ils tambourinent à la porte, la maîtresse de maison vient ouvrir. On lui demande d’apporter de la lumière et on lui présente les trois individus. Elle n’en reconnaît aucun, alors que lors de la confrontation, elle dira le contraire. Le juge convoque plusieurs autres témoins, tant entrepreneurs que travailleurs, qui n’apportent aucun élément nouveau quant à la culpabilité dudit Franco. Cela permet seulement de savoir qu’il se prénomme Louis. Le juge décide alors de convoquer à nouveau l’aubergiste, Thérèse Bellemin. Il lui fait remarquer la contradiction qui existe dans ses déclarations. Elle en explique immédiatement les raisons : « Lorsque le brigadier des carabiniers a conduit chez moi trois individus, j’étais très émue et à moitié endormie, c’est pour ce motif que j’ai déclaré ne reconnaître aucun des individus qui m’ont été présentés. Alors que dans les prisons, j’ai parfaitement reconnu Franco ». Le brigadier des carabiniers royaux, Jean Albertitti, reconnaît « qu’elle était à moitié endormie et encore tout émue de la scène qui venait de se passer chez elle et qu’il était tard ». Lorsque le juge lui demande sur quelles références, il avait arrêté ces Piémontais, il dit que c’est parce qu’un paysan les avait dénoncés. Et il ajoute que Louis Franco est un mauvais sujet qui a déjà été arrêté plusieurs fois.
Le juge connaît maintenant les coupables, mais, à part Massara et Franco qui sont en prison, les autres, ayant été relâchés à la suite du premier témoignage de l’aubergiste, sont repartis immédiatement en Italie.
La Chambre du conseil du tribunal provincial de Maurienne, aux personnes de Joseph Duboin, président, Joseph Settier et Antoine Coppier, juges rend son verdict le 17 mars 1859. Charles Massara est condamné à de la prison. Deux de ses complices, Giano et Merlo sont condamnés par contumace. Franco et un nommé Vignolo sont relaxés, car « bien qu’il résulte de la procédure qu’ils ont pris part à la bagarre, il est établi qu’ils n’ont fait usage d’aucune arme et rien ne prouve que leur coopération ait été agressive ».
Cette procédure judiciaire présente de nombreux intérêts. Elle montre que les ouvriers employés au chemin de fer sont en grande majorité des Piémontais. Les Savoyards rechignent à ces travaux, mais en même temps cela crée des tensions entre les communautés, car les Savoyards ont le sentiment que les Piémontais leur volent leur travail.
La procédure met aussi en évidence les méfaits de l’alcoolisme et le fait que celui -ci est aggravé les jours de paye. Les médecins qui font ces constatations avaient fait les mêmes lors des épidémies de choléra, montrant que le nombre de cas augmentait les lendemains des jours de paye, car les ouvriers s’agglutinaient dans les cabarets ce jour-là, ce qui augmentait la promiscuité et donc les risques de contamination.
Enfin cette population ouvrière, composée d’hommes rudes, souvent célibataires, comportait quelques éléments de mauvaise vie qui exacerbaient un sentiment d’insécurité, les condamnations étaient volontiers relayées par la presse. Et puis n’oublions pas que l’incident se situe deux ans avant l’annexion de la Savoie à la France et que certains exploitent aussi le sentiment anti-piémontais à des fins électorales.
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