« On ne vole pas le poisson destiné à l'évêque de Maurienne » (1729)
(Archives départementales de Savoie, 2 B 10117)
suivi de :
« Le médecin et l’apothicaire ne s’aimaient pas » (1784)
(Archives départementales de Savoie, 2 B 10356)
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 3 mai 2021 :
« On ne vole pas le poisson destiné à l'évêque de Maurienne » ( 30 mn 17 s)
« Le médecin et l’apothicaire ne s’aimaient pas » (22 mn 35 s)
Pierre Geneletti
1. « On ne vole pas le poisson destiné à l'évêque de Maurienne »
« Je m’appelle Pierre, je suis le fils de feu Antoine Guigues, je suis originaire de la paroisse de Lepin proche du lac d’Aiguebelette, je suis messager c’est-à-dire qu’avec mon cheval, je transporte des marchandises. Hier, 1er avril 1729, venant de Chambéry pour apporter dans la ville de Saint-Jean-de-Maurienne du poisson pour le Révérendissime Évêque de Maurienne Mgr François Valperga de Masin, comme je le fais toutes les semaines de Carême, étant sur le grand chemin entre le bourg de La Chambre et la paroisse de Saint Avre, je fus joint par quatre personnes à pied et une à cheval. Ayant fait chemin pendant quelque temps avec, les uns étant devant, les autres après moi, l’un d’entre eux marcha presque toujours avec moi. Pendant que nous marchions, l’un mit en deux différentes fois la main sur l’un de mes paniers qui était du côté gauche de mon cheval que je menais par le licol. Et lui ayant demandé ce qu’il cherchait par-là, il me répondit en riant qu’il voulait voir si le poisson était gris ». Arrivé à la fontaine appelée Golie Sallaz (étang salé de Pontamafrey), j’y fis boire mon cheval et mis de l’eau sur les poissons qui étaient dans les paniers pour les rafraîchir, ce qui fait qu’ils me quittèrent tous et suivirent leur chemin. Alors, une fille, qui était après nous avec un mulet chargé, s’étant aussi arrêtée pour faire boire son mulet me dit : « ces gens qui étaient avec vous ont mis plusieurs fois la main à votre panier je ne sais s’ils ne vous ont rien pris ». Alors je regardais dans celui de mes paniers où l’homme dont j’ai parlé avait mis la main et je trouvais qu’il y manquait une perche d’environ deux livres, poids de Chambéry. Je dis environ deux livres parce que je ne l’avais pas pesé seule, mais avec un brochet qui lorsque je l’ai porté hier au soir chez Mgr l’évêque pour qui la perche était aussi destinée, il a été pesé dix-sept livres et demie ».
C’est la déclaration que fait Pierre Guigues, le lendemain matin, devant le juge mage de la province de Maurienne Pierre Antoine Riondel, dans son étude, en présence du sieur substitut du seigneur avocat fiscal général Jean-Baptiste Galland, pour porter plainte, après avoir prêté serment sur les Saintes Écritures, contre le vol dont il avait été victime la veille. La plainte est écrite sous le dictament du juge par messire Pierre François Truchet, notaire collègié de la ville, excusant le greffier indisposé.
Lorsque le juge demande à Pierre Guigues s’il peut identifier les personnes qui ont cheminé avec lui, il répond qu’il connaît celui qui était à cheval pour être le sieur François Borelly, mais pas les quatre autres, dont on lui a dit depuis que c’était des soldats de justice.
L’affaire est grave. On ne vole pas le poisson destiné à l’évêque de Maurienne et les voleurs semblent être un fils de notable et des assistants de justice.
Le juge ouvre immédiatement une enquête qui lui permet d’apprendre que les soldats de justice sont les sergents Rostaing et Freney et les soldats Vincent Julien dit Brettaz et Jean-Baptiste Champier. Le juge découvre également que le présumé voleur est Vincent Julien et que les cinq compagnons se sont rendus avec le poisson, dans une auberge de Pontamafrey, à l’auberge appelée le Bottey, où ils ont fait cuire et dégusté le poisson, et que c’est François Borelly qui a payé le vin pour le repas. Aussitôt, la plainte donne lieu au juge de recourir à ce que ledit Vincent Julien soit arrêté et incarcéré dans les prisons royales de la ville de Saint-Jean-de-Maurienne.
La fille dont a parlé Pierre Guigues est rapidement retrouvée dans la ville de Saint-Jean-de-Maurienne et convoquée devant le juge Pierre Antoine Riondel. Elle déclare se nommer Gabrielle, elle est la fille de feu Philippe Vincent, native de la paroisse de Fontcouverte et habitant celle de Saint Rémy. Elle est âgée d’environ vingt-cinq ans, n’a pas de profession, sauf qu’elle est servante de Madame Rapin, elle n’a pas de bien et n’est ni parente, alliée, créancière, débitrice, ni domestique d’aucune des parties. Le juge lui fait prêter serment sur les Saintes Écritures entre ses mains touchées, lui demande de dire et déposer la vérité après lui avoir fait comprendre l’importance du serment qui est un acte par lequel elle prend Dieu à témoin de ce qu’elle va dire, et après lui avoir expliqué les peines établies contre ceux qui déposent le faux et taisent la vérité. Le juge lui fait lire la plainte déposée par Pierre Guigues. Elle dit et dépose ensuite que « Le jour d’hier, revenant de Saint Rémy dans cette ville où j’amenais un mulet chargé, et étant vers le pont de la Madeleine, se trouvaient quelques personnes qui venaient du côté de Saint-Avre, à savoir un homme que je ne connais pas qui avait un cheval chargé de deux paniers où il y avait du poisson dedans, le sergent Rostaing, le sergent Freney et le nommer Brettaz que je connais et encore un autre qui avait un justaucorps de drap gris que je ne connais pas, ainsi qu’un autre sur un cheval que l’on m’a dit s’appeler Borelly et dont le sergent Rostaing menait le cheval par la bride. Quand ils furent un peu en deçà du pont de la Madeleine, je remarquais que dès qu’ils eurent fait un peu de chemin, ledit Brettaz marchait avec l’homme du poisson pendant que les autres étaient à quelques pas devant lui et une fois j’observais que pendant que ledit homme marchait à la gauche de son cheval le tenant par le licol, ledit Brettaz mit la main sur le panier qui était de son côté. Comme j’étais un peu loin, c’est-à-dire environ trente pas, je ne pus pas bien remarquer s’il mit la main dessus ou dedans le panier, mais je vis très bien qu’en retirant la main du panier, il a mis quelque chose dans sa poche du côté droit. Je ne pus pas distinguer s’il y mit du poisson ou non. Et ayant continué leur chemin jusqu’à l’eau salée, l’homme s’arrêta pour faire boire son cheval et les autres suivirent leur chemin. Ayant atteint l’homme, je m’arrêtais aussi pour faire boire mon mulet, et alors l’homme me dit : « il y a bien par ici des méchantes canailles, ne voulait-il pas mettre la main dans mes paniers ». Je lui dis « l’avez-vous vu ? » Il me répondit « oui et vous l’avez-vous vu ? ». Je lui répondis aussi « oui, j’ai bien vu qu’ils ont mis la main sur votre panier, mais je n’ai pas vu s’ils en ont pris ». Et de là nous continuâmes de faire chemin ensemble jusqu’au pont, mais comme mon mulet ne pouvait pas aller aussi vite que son cheval, il me devança et pendant que je fus avec lui il ne regarda pas dans son panier pour voir s’il lui manquait du poisson ».
Lecture est faite au témoin de sa déposition. Elle est sommée de déclarer si elle veut y persister, ajouter, ou diminuer. Elle répond je n’ai rien à y ajouter, ni diminuer, et n’ayant pu signer pour être illettrée, elle a fait sa marque.
Le juge convoque le 4 avril suivant, le cabaretier de Pontamafrey. Il se nomme Philibert fils de feu Jean Maurice Salomon, il est natif de la paroisse de Saint-Avre, mais il habite celle de Pontamafrey. Il confirme que vendredi, environ les quatre heures après-midi, alors qu’il était dans sa maison, il voit arriver François Borelly accompagné des sergents Rostaing et Freney et de deux archers, un nommé Champier et l’autre que l’on appelle Brettaz, mais dont il ne sait pas le nom exact. Les arrivants commandent à boire, et l’hôtelier voit alors Freney et Rostaing qui accommodent sur la table un poisson, qu’il croit être une carpe, parce qu’il n’en a jamais vu avant, qui devait peser autant qu’il pouvait en juger en la voyant, une livre ou une livre un quart et dont ledit Brettaz a dit à sa femme en entrant qu’il l’avait achetée quinze sols. « Après l’avoir fait frire dans la paille, ils la mangèrent et le sergent Rostaing paya à ma femme ce qu’ils avaient dépensé pour manger et boire, en empruntant une partie de l’argent au sieur Borelly. C’est là tout ce que je sais ». Sur les généraux interrogats, il répond « je suis âgé d’environ 61 ans, cabaretier de profession, j’ai quarante livres de bien, je ne suis ni parent, allié, débiteur ni domestique des parties, mais je suis créancier pour dépenses faites chez moi dudit Brettaz de douze sols, dudit Champier de seize sols et de Freney vingt sols ».
Interrogée à son tour, Marie fille de Joseph Albrieux, l’épouse de Philibert Salomon, confirme les propos de son mari tout en ajoutant quelques précisions. « Si je ne me trompe, environ les cinq heures après-midi, le sergent Rostaing entra chez moi au Pontamafrey et me demanda si je ne lui donnerai pas un pot-de-vin à crédit. Je lui dis que non. Le sergent Freney qui entra après lui, dit que maître Borelly leur prêterait l’argent pour payer. Et effectivement messire François Borelly étant ensuite entré et après lui le dénommé Champier et enfin le nommé Brettaz autrement dit Vincent Julien, je leur fus tirer du vin, après leur avoir donné du pain et du fromage. Revenant de la cave, je trouvais le sergent Freney qui écaillait un poisson que je pris pour une carpe, aidé par le sergent Rostaing. Mon mari ayant pris la paille, il le fit frire et moi, ayant demandé à Brettaz où il avait pris ce poisson, il me répondit : « hier au soir j’avais un peu bu, je l’achetais et en donnais quinze sols ». Il ajouta même : « Je payerai mon écot plus cher que les autres, car ils ne me payeront pas chacun cinq sols ». Dès qu’ils eurent fini de goûter, le sergent Rostaing me paya les dix-huit sols qu’ils avaient dépensés pour manger et boire, dont treize prêtés par messire Borelly, après quoi ils s’en allèrent ». Interrogée sur son âge, profession et la valeur de ses biens elle répond, je suis âgée d’environ 34 ans, cabaretier à de profession et je n’ai aucun bien. Je ne suis point parente, alliée, créancière, débitrice, ni domestique des parties. Ne sachant signer, elle fait sa marque sur sa déposition qu’elle a confirmée.
Pour continuer son enquête et déterminer la responsabilité de chacun, le juge décide d’aller interroger Vincent Jullien dit Brettaz, détenu dans les prisons royales de la ville. Le juge Riondel, en l’assistance du substitut du seigneur avocat fiscal général, lui fait prêter serment sur les Saintes Écritures et promettre de dire la vérité tant, sur le fait d’autrui que sur son fait propre, à peine de vingt livres d’amende. Interrogé sur son état civil, il répond « je m’appelle Vincent fils de Joseph Julien surnommé Brettaz, je suis âgé d’environ trente ans et je suis soldat de justice et cordonnier de profession, je n’ai aucun bien pour être fils de famille, je suis natif et habitant de la présente ville de Saint-Jean-de-Maurienne ». Lorsque le juge lui demande s’il sait pourquoi et à la requête de qui il comparait devant eux, Brettaz répond et dit : « je n’en sais rien ». Interrogé si vendredi passé premier du courant lui qui répond, avec quelques autres personnes revenant du côté des Cuines, ils rejoignirent un homme menant un cheval chargé de deux paniers dans lesquels il y avait du poisson et s’ils ne firent chemin avec lui jusque dans l’endroit appelé l’eau salée vulgairement dit la Golie Sallaz. Il répond « oui Monsieur et j’étais avec messire François Borelly, les sergents Freney et Rostaing et le soldat de justice Champier ». Lorsque le juge lui demande si chemin faisant en marchant à côté du cheval du poissonnier il avait mis la main dans les paniers du poissonnier et s’il avait pris un poisson appelé perche, il répond : « c’est bien vrai et voici comment c’est arrivé. Pendant que nous marchions sur le grand chemin de la plaine de Saint-Avre, Freney demanda au poissonnier s’il voulait lui vendre du poisson. Il répondit que non qu’il n’en vendait pas. Freney m’ayant pris à part me dit : il faut lui prendre un poisson et je lui répondis, si vous voulez prendre, prenez, pour moi je ne prends pas. Freney me répliqua, ne m’embarrasse pas avec cela, nous l’entretiendrons, il ne s’en apercevra pas. Le sergent Freney et le sergent Rostaing s’approchèrent alors de l’homme qui menait son cheval par le licol et s’entretinrent avec lui pendant que par derrière, m’étant approché des paniers, malheureusement pour moi, j’ai pris un poisson ce que je n’aurais pas fait normalement, mais comme nous avions bu à Montaimont sur La Chambre, c’est ce qui fut la cause que je pris le poisson dont je ne sais pas le nom, et qu’ensuite je le mis d’abord sous ma veste, après quoi, ayant devancé l’homme de quelques pas, je le donnais au sergent Freney, qui me dit de retourner en prendre encore un autre, ce que je refusais ». Les sergents Freney et Rostaing ont plusieurs fois tourné la tête pour voir si je prenais bien le poisson, mais je ne crois pas que messire Borelly « scu que je dusse le prendre à moins que les autres le lui eussent dit ». Lorsque le juge lui demande s’il a bien affirmé la veille à l’hôtesse à Pontamafrey qu’il avait payé quinze sols le poisson, il ne répond pas.
Le 11 avril suivant, le juge convoque, dans son étude, François fils de feu Étienne Borelly, natif et habitant de la cité, âgé de quarante-deux ans, praticien de profession (un praticien est un homme de loi no gradué en droit et qui ne possède pas d’office. Pour certains il s’agit d’un vrai métier, pour d’autres, c’est une sorte d’apprentissage) et qui a pour environ vingt mille livres de bien. Son témoignage n’apporte aucun élément nouveau. Il explique que s’il a bien rejoint en chemin, un poissonnier dont il ne sait pas le nom, mais qu’il connaît parce qu’il vient souvent vendre du poisson dans la ville, Il n’a rien vu, rien entendu, parce que comme il y avait beaucoup de vent qui excitait tant les paupières qu’on avait peine à voir, il tenait son bonnet baissé sur les yeux et même son chapeau. Ce qu’il pouvait faire puisque le sergent Freney menait son cheval par la bride. Arrivé à Pontamafrey chez l’hôte nommé Salomon, il mit pied à terre et, après être resté quelque temps dehors, le sergent Rostaing l’a invité pour aller se rafraîchir à entrer dans une chambre qui est à côté de la cuisine. « Lorsque je rentrais ensuite dans la salle, je vis les sergents Rostaing et Freney qui écaillaient un poisson que l’hôtesse fit frire et apporta sur la table. Nous le mangeâmes et après avoir goûté, le sergent Rostaing a payé l’écot et pour cela je lui prêtais même 1treize sols et demi. Après quoi nous sommes partis ».
Interrogé à son tour, le soldat de justice Félix Champier, originaire de Saint Pancrace, âgé de cinquante ans, se défend de toute participation au vol. Il reconnaît que vendredi premier du courant revenant de Montaimont où ils avaient bu, ils se sont encore arrêtés à La Chambre pour y boire encore un pot de vin. Il reconnaît avoir vu les sergents Freney et Rostaing en train d’amuser le poissonnier et qu’ils avaient commandé à Brettaz de voler le poisson, mais cela tout en restant loin en arrière, ce qui fait qu’il ne peut rien dire de plus.
Au vu des premières conclusions, l’avocat fiscal décide qu’à titre conservatoire, les sergents Freney et Rostaing sont « décrétés d’ajournement personnel », c’est-à-dire suspendus et qu’ils doivent être à leur tour convoqués par devant le juge mage.
Lors de son interrogatoire, le sergent Freney, après avoir prêté serment sur les Saintes Écritures et promis de dire la vérité à peine de cinq livres d’amende, décline d’abord ses nom et prénom. « Je m’appelle Antoine fils de Claude Freney, je suis sergent royal de profession, âgé de quarante-huit ans et je n’ai aucun bien ». Il nie ensuite en bloc toutes les accusations portées contre lui. Il n’a ni commandé, ni fait signe à Brettaz de prendre du poisson. Il n’a d’ailleurs découvert l’existence de ce poisson que dans la cour de l’hôte Salomon à Pontamafrey, où Vincent Jullien dit Brettaz nous a montré le poisson en nous disant : « voilà un poisson qui me coûte quinze sols, vous payerez bien le vin vous autres ». Quand le juge lui dit, mais vous avez bien écaillé le poisson avec le sergent Rostaing, il répond « oui je l’écaillais puisque Brettaz nous avait dit l’avoir acheté pour quinze sols, sans me poser la question de savoir où et quand il avait pu l’acheter alors que nous avions toujours cheminé ensemble. Puis nous l’avons mangé ensuite tous les cinq ensemble et en partant le sergent Rostaing, après avoir demandé de l’argent à messire Borelly, a payé dix-huit sols pour le vin et le fromage ».
Le sergent Paul Rostaing, âgé de quarante ans, tient rigoureusement le même discours et charge à son tour le soldat de justice Brettaz de tous les faits.
Le 16 avril suivant, le juge Pierre-Antoine Riondel, accompagné du substitut du sieur avocat fiscal, revient dans la chambre criminelle des prisons royales de Saint-Jean-de-Maurienne et fait comparaître par-devant eux, Vincent Jullien, « ensuite de l’aveu par lui fait dans ses réponses personnelles ». Il lui demande de nommer un avocat et un procureur pour défendre sa cause. Vincent Jullien ayant nommé Maître Jean-François Chosalet pour son procureur, ce dernier est convoqué dans la chambre criminelle. Il prête serment sur les Saintes Écritures de ne pas révéler le secret de la procédure attendu qu’il y a des complices. Un délai de cinq jours est assigné à l’accusé pour « dire et déduire tant ce qu’il voudra pour sa défense et cause pourquoi il ne subira pas la peine que mérite le délit dont il est accusé et qu’il a avoué ». Lequel délai passé, il ne sera plus reçu et, à ces fins, il est ordonné que la procédure sera communiquée audit maître Chosalet.
Maître Chosalet, en tant qu’avocat des Pauvres, dans son acte de défense représente que « le prétendu vol dont est accusé Vincent Jullien n’est en fait qu’un pur jeu et divertissement fait sous l’emprise de la boisson, comme on le voit tant par la valeur de la chose volée, que par l’usage qui en a été fait et par la facilité avec laquelle l’accusé en a fait spontanément l’aveu devant le juge mage. L’accusé en plus est dans le dessein de payer le poisson qu’il a pris. On ne peut donc parler de crime pour un dol (manœuvre frauduleuse destinée à tromper) d’une chose de si peu de valeur. Il paraîtrait absurde qu’il soit condamné au fouet pour une cause aussi bénigne. Maître Chosalet demande donc, le fisc n’ayant pas trouvé de preuves tangibles de la faute, que l’accusé soit mis hors de cours et de procès ou, du moins, à ce que la peine, due au délit dont il est accusé, soit diminuée en conformité du paragraphe 12 au titre Des vols de grands chemins ». Le doute persistant dans l’esprit du juge sur la participation exacte de chacun des protagonistes à la malversation, il décide d’organiser une confrontation entre Vincent Jullien et les sergents Rostaing et Freney le 9 mai 1729.
Le sergent Rostaing est interrogé le premier. Il va aggraver le cas de Vincent Jullien en affirmant que, sur le plan professionnel, il n’est pas toujours irréprochable. « En effet ajoute-t-il, il y a près de deux ans quand vous nous avez envoyés pour conster après un homme à Annecy, en revenant, en étant au niveau de La Chambre nous contrepassâmes le sieur Bernard, domestique du seigneur Marquis de La Chambre et alors ledit Jullien tout d’un coup crie « qui va là », saute sur les pistolets du sieur Bernard et lui en enlève un sans raison. Je lui repris le pistolet et le rendit au sieur Bernard ». À quoi ledit Jullien répond d’un ton un peu échauffé : « vous avez menti vous est un faussaire, vous avez comploté cela pour me compromettre. Vous m’avez bien incité à prendre le poisson et vous et Freney m’avez fait demeurer en arrière pour le prendre ». Le sergent Rostaing répond : « ce n’est pas vrai, je ne vous ai pas parlé le long du chemin, j’ai toujours été avec messire François Borelly ». Le sergent Freney, ensuite interrogé, nie à son tour toute participation au larcin.
À l’issue de cette confrontation, le juge estime avoir assez de preuves pour sommer les sergents Freney et Rostaing, coaccusés, de nommer et choisir un avocat et un procureur pour la défense de leur cause. Ils choisissent maître Jacques Anselme, pour leur procureur. Le juge déclare alors la procédure ouverte et publiée et leur donne dix jours pour « dire et déduire tout ce que bon leur semblera pour leur défense, passé lequel terme ils n’y seront plus reçus ». Il ordonne que la procédure soit communiquée à leur procureur.
Maître Anselme plaide l’innocence des deux sergents en se basant sur le fait que Vincent Jullien dit Brettaz a reconnu avoir pris le poisson, ce que la jeune femme témoin a confirmé, qu’il a affirmé l’avoir payé quinze sols, ce qui est faux. Toutes ses autres allégations ne sont que des affirmations sans valeur pour essayer de diminuer son importance dans le vol.
On peut noter que, dès ce stade de la procédure, messire Borelly n’est plus en cause. Il avait été disculpé par Vincent Jullien dans sa déposition.
Jean-Baptiste Galland, substitut du seigneur avocat fiscal général en Maurienne, rend ses conclusions définitives le 25 mai. S’il reconnaît que Vincent Jullien a fait le vol dont il est chargé par une espèce de jeu et divertissement sous l’influence de la boisson, il déplore que lorsqu’on lui a demandé combien il avait payé le poisson, il ait répondu quinze sols, alors qu’il apparaît au contraire, qu’il a fait ce vol par plaisir, sinon il aurait payé spontanément le poissonnier au lieu d’affirmer devant la justice l’avoir acheté. Il ajoute : « s’il est vrai que le prix de la chose volée est assez modique et que cela semblerait devoir diminuer la peine liée au vol, mais outre qu’il a volé en étant sur les grands chemins, la manière dont il a volé, et la personne à qui il a volé qui est un pauvre gagnant sa vie à apporter du poisson dans la ville, toutes ces circonstances aggravent ce crime. Les Royales Constitutions ne distinguent pas la valeur du vol pour la punition qu’endure le coupable. Il n’est pas non plus à notre pouvoir de la diminuer. Quant aux défenses que Paul Rostaing et Antoine Freney ont aussi fournies par leur acte de défense, il est vrai que de l’étude de la procédure, il n’en résulte pas de preuves suffisantes pour nous les rendre convaincus d’avoir été complices du vol dont Brettaz est chargé. Mais, il en résulte cependant des indices qui sont suffisants pour les rendre condamnables aux dépens, puisqu’il suffit pour cela qu’ils aient mangé le poisson à Pontamafrey. En conséquence, nous substitut soussigné concluons pour ledit Vincent Jullien qu’il soit déclaré suffisamment atteint et convaincu d’avoir pris et volé le 1er avril proche passé un poisson d’environ une livre et demie au nommé Pierre Guigues, sur le grand chemin entre La Chambre et Pontamafrey, pour réparation duquel nous concluons qu’il soit condamné à être publiquement fouetté par les mains de l’exécuteur de la haute justice un jour de marché dans le carrefour de la présente ville et à payer audit Guigues la valeur dudit poisson et qu’il soit en outre condamné aux dépens et frais de justice faits pour ce regard ».
Et pour ce qui concerne lesdits Paul Rostaing et Antoine Freney coaccusés, nous concluons qu’il soit plus amplement informé contre eux en tant que nous pourrons trouver des nouvelles preuves et en attendant qu’ils soient condamnés aux frais et dépens de justice faits pour ce regard.
Le juge Pierre- Antoine Riondel rend sa sentence le même jour. Les sergents Rostaing et Freney sont mis hors de cours et procès sans dépens. Vincent Jullien est condamné à être fouetté par l’exécuteur de la haute justice, à payer vingt sols à Pierre Guigue pour le prix de son poisson ainsi qu’aux dépens et frais de justice.
L’affaire est portée devant le Sénat de Savoie le 27 mai suivant. Le 28, le Sénat confirme la sentence pour Vincent Jullien dit Brettaz et met hors de cours et de procès sans dépens les sergents Rostaing et Freney tout en reconnaissant « qu’ils ne sont pas à couvert de la violente présomption qu’il y a contre eux d’avoir participé au dit vol ».
On ne vole pas sur les grands chemins, encore moins le poisson destiné à l’évêque.
2. « Le médecin et l’apothicaire ne s’aimaient pas »
Spectable Marcel Anselme, vice-proto médecin de la province de Maurienne, adresse le 2 janvier 1784, au baron Noël Brunet, juge mage de la province et Réformateur des études, une lettre contenant une requête concernant des propos diffamatoires tenus contre lui par l’apothicaire de la ville, Jean-François Rosaz.
Le proto-médicat était une fonction qui confiait au médecin le plus en vue dans chaque département le soin d’y contrôler les activités des chirurgiens et les boutiques des apothicaires, des épiciers et des droguistes. Ses pouvoirs s’étendaient au domaine paramédical et à l’hygiène, sans toutefois pouvoir empiéter sur le terrain de ses confrères. Le réformateur des études était chargé depuis 1737 de veiller au bon ordre des établissements d’enseignement secondaire et de contrôler la nomination des maîtres. Il recueillait en compagnie du proto médecin les prestations de serment des chirurgiens.
Dans sa requête, le médecin Marcel Anselme explique que l’apothicaire Jean-François Rosaz s’est permis, en diverses circonstances publiques, de mettre en doute son honneur et sa probité. Même s’il est « douloureux de se porter pour plaignants contre le sieur Rosaz, mais celui-ci a poussé son excès trop loin pour qu’il ne soit pas du devoir du sieur suppliant de le faire réprimer et à quel effet il recourt, à ce qu’il vous plaise, Monsieur, eu égard à ce qu’il paraît que le délit ne doive pas être considéré comme léger par la différence qu’il y a, en la condition des parties et en ce que les faits que le sieur Rosaz a imputés et promulgués, sembleraient laisser à celui-ci une espèce d’infamie, s’ils étaient vrais, vouloir recevoir la plainte du suppliant en l’assistance de Monsieur l’avocat fiscal et procéder en conséquence contre le sieur Rosaz en conformité des Royales Constitutions ». Spectable Anselme demande au juge de convoquer l’apothicaire, de l’interroger et si, la preuve est établie de son forfait, de bien vouloir le condamner à faire réparation d’honneur au sieur suppliant et à subir en outre la peine correspondant à son délit.
La lettre est aussitôt montrée à l’avocat fiscal de la province, spectable Gravier, qui conclut que « quoi qu’il ne s’agisse que d’injures verbales, comme elles ont été proférées par une personne subordonnée par sa profession contre son supérieur qui est d’ailleurs d’une condition au-dessus par le doctorat dont il est décoré et qui lui donne un titre de noblesse, en conséquence ces injures ne peuvent être regardées comme un délit léger qui consisterait en des injures verbales entre des personnes de mêmes conditions, et qu’il n’est pas douteux que semblables injures offensent plus que les coups mêmes dont le mal est mortel et incurable ». Pour ces raisons, l’avocat fiscal demande que le suppliant dépose sa plainte assermentée par-devant le juge mage en son assistance et qu’il soit procédé à informations en cette affaire.
Il apparaît immédiatement que l’affaire comporte deux volets différents : une affaire de propos « diffamants tenus en public » et le fait d’oser « accuser une personne d’une condition sociale supérieure ».
Spectable Marcel Anselme dépose sa plainte le 19 janvier 1784 devant le juge mage et Réformateur des études, Noël Brunet, en présence de l’avocat fiscal de la province. La plainte est transcrite par le notaire Petit, greffier. Le vice-proto médecin Anselme prête serment sur les Saintes Écritures entre les mains du juge touchées, ensuite de dues remontrances qui lui ont été faites sur l’importance d’un tel acte et les peines qu’encourent les parjures, et par lequel il promet de dire la vérité. Dans sa déposition, Marcel Anselme présente d’abord les circonstances dans lesquelles s’est produit l’incident qui va générer les propos diffamatoires. Il explique que le 29 décembre dernier, il procède en compagnie de son greffier et du sieur François Rosaz, apothicaire visiteur, à la visite des boutiques des marchands, épiciers, droguistes et liquoristes, Brunet, Favier, Spalaz, Lartigues fils, Roland père et Arnaud, dans lesquelles, « la visite ayant été parfaitement faite, il ne s’y est rien trouvé de contraire aux Royales Constitutions ». S’étant ensuite transporté dans la boutique des sieurs apothicaires, Philippe et Alexis Salomon, père et fils, à l’effet d’y procéder aussi à la visite, alors qu’il ne semblait rien y avoir dans la boutique qui fut opposée à ce que prescrivent les Royales Constitutions, tout à coup sur les dix heures du matin, Jean-François Rosaz demande au sieur Salomon fils de lui faire voir son sel de Duobus. Le fils Salomon lui ayant présenté une bouteille de sel portant l’étiquette « Sel de Duobus » (Sulfate de potassium), Jean-François Rosaz lui dit que le sel contenu dans la bouteille n’est pas du sel de Duobus. Alors moi, Marcel Anselme, ayant demandé à l’apothicaire la nature du sel contenu dans la bouteille, Jean-François Rosaz s’est tourné vers moi et a répondu d’un ton hérissé et emporté, en élevant la voix : « foutre Monsieur il y a longtemps que vous ne m’avez écouté », et il a répété le mot de « foutre ». Ayant dit à Jean-François Rosaz « il ne faut pas élever la voix, ceci n’est pas un sabbat (assemblée nocturne et bruyante de sorciers et sorcières) », il m’a répliqué « Monsieur, vous n’êtes pas ici mon supérieur, je ne suis pas ici pour subir mon examen » et il a encore osé me dire après quelques autres paroles injurieuses. « J’ai néanmoins cacheté la bouteille et apposé mon sceau, représentant une tête surmontée d’un casque, sur de la cire d’Espagne rouge, étendue sur l’embouchure de la bouteille ». Jean-François Rosaz demande alors au fils Salomon de lui montrer son sel de Glober (sel de Glauber : sulfate de sodium) et celui de tartre vitriolé (acide vitriolique évaporé). Ayant goûté l’un et l’autre, Rosaz soutient que ces bouteilles ne contiennent pas ce que porte leur étiquette. Nous les avons alors l’une et l’autre cachetées comme les précédentes. Après quoi l’apothicaire Rosaz demande à voir l’eau de menthe poivrée. Le fils Salomon lui répond qu’il n’en a plus, mais qu’il a de l’eau de menthe simple. Jean-François Rosaz la goutte, la sent et soutient de même que cela n’est pas de l’eau de menthe simple. Sur ce, la bouteille a elle aussi été cachetée comme les précédentes et j’ai ordonné à messire Grange, notaire greffier de la judicature, de les emporter, ce qu’il a exécuté. C’est alors que Jean-François Rosaz a encore osé dire au vice-proto médecin Anselme qui le ferait paraître devant Monsieur l’avocat fiscal pour « avoir fait emporter les bouteilles et pour d’autres choses aussi ». On peut remarquer que le juge mage ne demande pas à Marcel Anselme de décliner ses noms, âge, profession et valeur de ses biens, ni s’il est parent, allié, créancier, domestique de Jean-François Rosaz.
L’affaire n’en reste pas là puisque le 30 décembre suivant, sur les neuf heures du matin, l’apothicaire Jean-François Rosaz se rend dans le cabinet d’études de spectable Pierre Antoine Albrieux, lieutenant du juge mage, qui, à ce moment-là, est occupé à « la connaissance de différentes causes appelées par-devant lui comme juge et lieutenant de plusieurs terres ». Jean-François Rosaz fait part au juge Albrieux de son mécontentement au sujet des scellés que le vice-proto médecin Marcel Anselme a mis sur les bouteilles douteuses trouvées dans la pharmacie Salomon, et que l’apothicaire Rosaz avait contredit, et que le médecin a fait emporter. Il explique au juge que « si ces bouteilles scellées se trouvaient entre mes mains, je serais capable d’ôter les scellés, d’enlever le sel contenu dans les bouteilles, et d’en substituer un autre et d’apposer ensuite à nouveau sur les bouteilles mes sceaux ». L’avocat Albrieux ayant fait remarquer à Jean-François Rosaz qu’il lui semblait impossible que le vice-proto médecin soit capable de « pareilles tracts », il répond « Monsieur vous ne le connaissez pas, il est bien capable de cela puisqu’il a été capable de faire de faux certificats ». Jean-François Rosaz tient les mêmes propos le même jour et le lendemain, aussi bien dans un café que dans les rues, ou dans sa boutique et même à l’hôpital. Spectable Anselme cite comme témoins à interroger spectable Pierre-Antoine Albrieux, lieutenant juge mage, messire Jean Claude Aimé Grange, notaire et greffier de la judicature, spectable Jean-Baptiste Arnaud, notaire et procureur du bailliage et le sieur Saturnin Lartigues chirurgien juré. Lecture faite à spectable Anselme de sa plainte, il a répondu, j’y persiste et je n’ai rien à changer, ajouter, ni diminuer, et a signé ainsi que le baron Brunet juge mage, monsieur Gravier avocat fiscal, et maître Petit notaire.
Le 30 janvier suivant, le juge mage convoque, dans son étude, Jean-Claude Aimée Grange, notaire royal de la ville, qui était présent lors de la venue de l’apothicaire Rosaz dans le cabinet d’études du lieutenant juge Pierre Antoine Albrieux, afin qu’il donne sa version des faits et qu’il confirme ou pas les propos injurieux tenus contre la réputation de spectacle Anselme, vice-proto médecin de la province. Le notaire Grange explique que, sur environ les huit à neuf heures du matin, il se trouvait dans le cabinet d’études du juge Albrieux, où il était allé pour enregistrer des causes comme greffier et il a vu arriver le sieur Rosaz, apothicaire de la ville, pour présenter une requête à l’avocat Albrieux. Mais ce dernier lui ayant répondu qu’il ne pouvait prendre un décret à ce sujet, qu’il n’était pas compétent pour le faire, le sieur Rosaz s’est mis à converser tout haut de l’objet de sa requête à savoir que l’on apposa de nouveaux scellés avec son cachet aux bouteilles que le médecin avait scellées dans la visite faite dans la pharmacie des pères et fils Salomon, visite à laquelle j’étais présent en tant que secrétaire de la Réforme. Devant le refus du juge Albrieux, Jean-François Rosaz s’est mis à parler avec force et a dit au juge que si les bouteilles scellées se trouvaient entre les mains du sieur médecin Anselme, il était bien capable d’ôter les scellés, d’enlever les sels qu’elles contenaient et d’en substituer d’autres. À cela l’avocat Albrieux lui ayant représenté que le médecin n’est pas capable de pareilles choses, Rosaz lui a répliqué, « vous ne que vous ne le connaissez pas Monsieur il est capable de cela comme il a été capable de falsifier un certificat ou de faire un faux certificat, parlant d’un certificat qui concernait Monsieur Picolet ». Sur les généraux interrogats, messire Grange répond : « je suis âgé de 27 ans, je suis notaire royal et greffier de profession, j’ai environ mille livres de bien et je ne suis point parent, allié, créancier, débiteur, ni domestique des spectables Anselme et Rosaz ».
Le 4 février suivant, le juge convoque Jean-Baptiste Arnaud, notaire et procureur du bailliage de Maurienne, habitant de la présente ville. Interrogé s’il est informé que l’apothicaire Rosaz a tenu quelques propos injurieux contre la réputation du sieur médecin Anselme et dans ce cas où et comment ? Il répond qu’en effet, un des premiers jours du mois de janvier dernier, se trouvant dans le café du sieur Ricou de cette ville, sur environ les deux à trois heures après-midi, l’apothicaire Rosaz qui y était aussi, s’est mis à parler tout haut dans le café de la visite qu’il avait faite quelques jours auparavant avec le sieur médecin Anselme chez l’apothicaire Salomon et des bouteilles qu’on avait saisies et scellées à cette occasion. Il a ajouté que le sieur Anselme avait tort de garder chez lui ces bouteilles scellées, parce qu’il était bien capable de le faire passer lui Rosaz pour un âne et un incapable de connaître les drogues, d’enlever les drogues contenues dans les bouteilles scellées et d’en substituer d’autres de mauvaise qualité. Interrogé sur son nom, âge et profession, il répond je suis âgé d’environ 38 ans je suis notaire et procureur en ce bailliage, j’ai environ dix mille livres de bien et je ne suis point parent, allié, créancier, ni domestique des spectables Anselme et Rosaz et il ajoute « je crois devoir au sieur médecin quelque visite et au sieur Rosaz quelques médicaments ».
Le chirurgien juré Saturnin Lartigue, convoqué à son tour devant le juge raconte, qu’un des premiers jours du mois de janvier dernier, alors qu’il se trouvait dans l’hôpital de cette ville avec l’apothicaire Rosaz et la directrice de l’hôpital, le sieur Rosaz s’est mis à parler avec celle-ci des différents qu’il avait eus avec le sieur médecin Anselme à l’occasion de la visite faite dans la pharmacie des père et fils Salomon, et il ajoute après plusieurs propos, même injurieux, tenus contre le médecin relativement à cette visite, j’ai vu Rosaz dire à la directrice qu’il avait été obligé une fois de faire un voyage à Chambéry pour s’y justifier de faux certificats que le sieur médecin avait envoyés contre lui. Sur les généraux interrogats, il répond je suis âgé de 70 ans, chirurgien de profession, j’ai environ mille livres de bien et je ne suis ni parent, allié, créancier, débiteur ni domestique des sieurs Anselme et Rosaz.
L’affaire est grave, le juge Noël Brunet, baron de Saint-Jean-d’Arves, demande le 2 mars au premier sergent royal, ensuite de son décret du jour et des conclusions du sieur avocat fiscal provincial, de citer et adjourer (ajourner) Jean-François Rosaz à comparaître expressément par-devant lui pour répondre et défendre aux interrogatoires du fisc et cela dans trois brefs délais consécutifs, les deux premiers de trois jours francs et le troisième de huit jours aussi francs, et à venir passé ledit dernier délai ouïr la prononciation du jugement qui sera rendu contre lui. Le même jour le sergent royal remet personnellement à Jean-François Rosaz une copie du décret, en présence de Jean-Baptiste et Barthélémy Ruaz, témoins requis. Pour assurer sa défense Jean-François Rosaz, apothicaire établi dans la ville depuis 14 ans, prend pour procureur maître Picolet de Hauteville. La procédure lui est transmise par le greffier du tribunal de Maurienne.
Le procureur de Jean-François Rosaz va articuler son acte de défense autour de trois thèmes. Le premier, porte sur l’antagonisme connu entre l’apothicaire et le vice-proto médecin. Il écrit : « depuis longtemps Jean-François Rosaz a le malheur de déplaire au sieur vice-proto médecin Anselme, déjà il s’est souvent plein des mauvais procédés de celui-ci, des sages supérieurs en ont été instruits et ont même dû en faire des reproches au dit sieur Anselme, mais rien n’a pu arrêter son fiel et sa haine, dont il vient de donner le plus grand témoignage en se plaignant à Monsieur le Réformateur des études de la province de Maurienne que le suppliant a tenu des discours et propos injurieux contre lui dans trois endroits différents de la ville ». Dans le second, il explique que par sa plainte, le vice-proto médecin a obtenu contre le suppliant un décret d’ajournement personnel, mais cet ajournement est nul par défaut de juridiction. Car, le Réformateur de la province de Maurienne ne peut prendre connaissance que des procès entre les personnes de l’université, des écoles et des collèges, mais ce n’est qu’entre ces personnes qu’il peut connaître des délits communs et légers. Or le suppliant n’entre pas dans cette classe, il n’est ni de l’université ni des écoles, ni des collèges. Si dans cette ville être un apothicaire constituait quelques délits, le magistrat de la Réforme le laisserait à la connaissance du juge ordinaire. Le troisième thème est que l’on impute à Jean-François Rosaz des propos qui ne présentent aucune infamie et qui sont d’autant moins offensants qu’ils n’ont point été tenus en face, mais en l’absence du sieur proto médecin. Or celui-ci a souvent discrédité la réputation du suppliant, a nui à sa fortune en portant ses pratiques ailleurs (en envoyant ses patients chez un autre apothicaire) et qui, d’ailleurs, l’a souvent menacé de le faire périr de misère. Ces pratiques mériteraient une juste récrimination et seraient bien plus dignes d’un ajournement personnel. Le Réformateur des études s’est non seulement attribué une juridiction qui ne lui appartient pas, mais encore il a contrevenu à la loi royale en ne remplissant pas l’obligation qui est prescrite au juge légitime de traiter sommairement les délits qui consistent en de seules paroles verbales entre des personnes non nobles. Le délit supposé étant donc d’une nature à ne pouvoir mériter une peine corporelle, le suppliant est bien placé à recourir à ce qu’il vous plaise, nos seigneurs, ordonner qu’il n’y ait aucune recherche criminelle contre le suppliant.
Le juge Noël Brunet inculpera Jean-François Rosaz pour avoir tenu des propos injurieux contre le vice-proto médecin Marcel Anselme, devant des particuliers, devant un juge, pour les avoir répétés publiquement et pour avoir osé mettre en doute la probable probité et l’honnêteté d’une personne socialement d’un niveau supérieur, qui plus est, jouit d’une noblesse personnelle. À ce titre il sera procédé criminellement contre lui et Jean-François Rosaz est suspendu à titre conservatoire. L’affaire est portée devant le Sénat de Savoie le 3 mars 1784. La procédure ne contient pas le jugement final du procès. Mais un apothicaire n’est pas un médecin, il lui est inférieur et ne doit donc pas émettre des jugements contre lui. Il semble que l’histoire laisse quelques doutes sur des ordonnances de complaisance.
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