Un incendie à Saint-Jean-de-Maurienne le 14 décembre 1842
Archives départementales de Savoie : 7FS 6, N° 376
Pierre Geneletti
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 9 janvier 2021 ( 33 mn 17 s) :
Il fait doux en cette soirée du quatorze décembre mille huit cent quarante-deux, lorsque vers neuf heures et quart, l’avocat Antoine Laymond et le docteur François Chaix sortent du café Courtois. Ils décident de marcher un moment sur la route royale avant de regagner leur domicile. Ils descendent cette grande rue de Saint-Jean-de-Maurienne, éclairée par des réverbères à huile qui ont été allumés dès la tombée de la nuit, en direction du Champ de Foire, font demi-tour au niveau de l’ancienne caserne et remontent cinq à six minutes après.
En passant devant la maison d’Antoine Martin-Frasson, ils remarquent une grande lueur qui se reflète sur la maison d’en face. Cette lumière d’abord les étonne, puis ils s’aperçoivent qu’elle vient de la grange à laquelle on accède par une petite échelle élevée d’environ trois pieds au-dessus du sol. La lueur leur paraît si forte, à travers les espaces situés entre les ouvertures de la façade en bois et à travers la porte qui est ouverte, qu’ils réalisent immédiatement que le fourrage est en flamme.
Ils courent alors vers le centre-ville en criant au feu. Ils n’ont pas fait cent pas que des flammes s’élèvent au-dessus du toit. On sonne le tocsin. De nombreux habitants se rendent sur place pour aider aux secours. On amène l’unique pompe de la ville. Elle ne fonctionne pas très bien. On fait la chaîne et on essaye d’éteindre l’incendie en jetant des seaux d’eau. Les granges remplies de foin, les toitures et façades en bois constituent des proies idéales pour le feu qui, partant de la maison d’Antoine Martin-Frasson, gagne celle voisine de l’aubergiste Huguet, puis celle du taillandier Jean Martin. Le toit du bâtiment de l’entrepreneur Garboulin et enfin celui de l’aubergiste Louis Gaspard Roche s’embrasent aussi. Ces immeubles sont situés entre la rue Saint-Antoine et la grande rue Royale, sur laquelle ils ont des fenêtres (En face de la gendarmerie, du Crédit Lyonnais et de l’agence Rambaud).
Les habitants essayent de sauver ce qu’ils peuvent de leurs biens, aidés par les gens venus les secourir. Ils en jettent une partie par les fenêtres, et se hâtent de quitter les lieux. On fait sortir le bétail des écuries.
La panique est immense. On déplore le manque de moyens de lutte contre l’incendie. Avec l’unique pompe, on parvient à éviter que le feu n’atteigne l’autre côté de la route qui se compose essentiellement de « maisons rustiques ». Si cela avait été le cas, près du quart des bâtiments de la ville aurait été la proie des flammes, car ce quartier n’est fractionné par aucune rue ou ruelle.
Dès le lendemain de la catastrophe, des rumeurs circulent sur les causes de l’incendie et sur le fait que des tentatives de soustraction d’effets, appartenant aux sinistrés et confiés à la force publique, auraient eu lieu.
L’avocat fiscal de la province, M. Riboud demande, le dix-sept décembre, au juge instructeur André Dunand de procéder, en conformité des observations qui lui ont été faites, aux observations sur les causes de l’incendie, s’il a été produit ou non par la malveillance, ainsi que sur les vols ou tentatives de vol qui auraient eu lieu à cette occasion. Il doit enquêter.
Il commence le jour même ses investigations, en convoquant dans son bureau d’instruction, le baron Pierre-Antoine Dalbrieux. Habitant rue Saint-Antoine, près de la caserne des préposés à la douane, il a été cité comme pouvant fournir des renseignements. La séance se passe en présence de spectable Usannaz, substitut avocat fiscal et de messire Frezet, substitut-greffier qui rédige le procès-verbal.
Après avoir été dûment remontré et assermenté par le juge, il décline son identité : Je me nomme Pierre-Antoine, je suis le fils de M. le baron Claude Joseph Dalbrieux, né et habitant à Saint-Jean-de-Maurienne, rentier de profession, je suis âgé de trente ans.
Le juge l’interroge :
Monsieur le baron, pourriez-vous nous dire quelle est la cause de l’incendie qui a eu lieu dans cette ville, dans la nuit du quatorze au quinze décembre du courant et s’il a eu lieu par imprudence ou par malveillance ?
Le baron répond :
« Cet incendie a débuté vers les neuf heures et demie du soir par le bâtiment de Martin Frasson. L’on dit généralement que c’est la fille dudit Antoine Martin-Frasson qui a mis le feu dans la grange par le moyen d’une lampe allumée qu’elle y avait imprudemment portée pour préparer le fourrage à donner aux vaches. J’ai appris que la servante de l’aubergiste Huguet savait quelque chose sur ce point. Mais je n’ai ouï dire par personne que la malveillance eut été pour quelque chose dans l’accident mentionné ».
Vous serait-il revenu qu’il eut été soustrait ou que l’on eut tenté de soustraire quelques objets appartenant aux incendiés ?
« Tout ce que je peux dire à cet égard, c’est qu’un vétéran de la compagnie locale, un ancien militaire, avait voulu s’approprier un pain de suif qu’il avait tenté de vendre à un voiturier, mais qu’il en avait été empêché par un dénommé Taravel. J’ai ouï cela dans la foule le soir de l’incendie, mais je ne sais rien de plus ».
Le substitut greffier relit au baron ses réponses. Il les maintient, n’a rien à rajouter ou à retirer, et il signe sa déposition.
Le témoignage contient deux accusations qu’il convient de vérifier : le nom de celle qui aurait mis le feu et le fait qu’il y aurait bien eu une tentative de malversation.
À cet effet, le juge convoque le syndic, spectable Jean-Pierre Fay, l’assermente et l’interroge sur l’incendie. Il répond que malgré tous les renseignements qu’il a pu prendre, il ne peut rien affirmer concernant les causes du sinistre ; les uns disent qu’il a commencé par le bâtiment d’Huguet, les autres par celui de Martin-Frasson. Il croit également que le feu a été mis avec une lampe. Il confirme qu’il n’est venu à l’idée de personne qu’il y ait eu de la malveillance. Il ne sait rien en ce qui concerne d’éventuels vols. Ce témoignage très prudent ne fait pas avancer l’enquête. Le syndic signe sa déposition.
Le dix-huit décembre, le juge instructeur convoque un des sinistrés : « Je me nomme Jean-Pierre Garboulin, natif de Chialamberto dans la province de Turin, habitant en cette ville, je suis entrepreneur, âgé de cinquante-cinq ans, et j’ai environ soixante mille livres de fortune. J’étais absent lors de l’incendie, mais voici ce que j’ai appris à mon retour ». Il raconte la même chose que Pierre-Antoine Dalbrieux, précisant que les deux bâtiments de Martin-Frasson et Huguet ont été entièrement consumés, que le sien qui leur est adjacent a eu le toit brûlé ainsi que différents effets entreposés sous le toit qui lui appartenaient ainsi qu’à ses locataires, l’inspecteur des douanes Cardellini et le vérificateur des poids et mesures Isidore Gallioz. Il a lui aussi entendu dire que le feu aurait été mis, mais sans malveillance, par une femme qui serait imprudemment rentrée dans la grange avec une lampe pour préparer le fourrage à donner aux bêtes.
Le juge continue son interrogatoire :
Dans la susdite soirée auriez-vous perdu quelques effets ?
Le témoin Jean-Pierre Garboulin précise :
« Dans la crainte que l’incendie n’attaque le corps de mon bâtiment, ma femme et mes locataires se sont taché de faire évacuer le mobilier contenu dans les appartements. Dans le trouble et l’agitation où l’on était, on a fait des paquets de linge que l’on a jeté par les croisées, espérant que la foule énorme les mettrait en lieu de sûreté. Le linge a été perdu en grande partie et il est bien sûr qu’il est allé dans des mains qui le retiennent frauduleusement, car je ne peux pas supposer qu’il ait été la proie des flammes. Il ne m’a pas manqué autre chose que du linge, et trois chandeliers en laiton qui avaient été mis à la disposition des personnes qui sont accourues dans ma maison pour porter secours. Je pourrai vous donner une note au moins approximative du linge qui me manque et mes locataires pourront faire de même. J’ignore entièrement qui a pu ainsi s’approprier le linge. Le trouble et la confusion qui régnaient donnent dans ce cas une grande facilité aux malveillants ». Il ajoute que le corps de son bâtiment a été préservé parce que le plancher supérieur est muni d’une forte couche de plâtre.
L’avocat spectable Antoine Laymond, qui est âgé de vingt-six ans confirme que c’est bien lui qui, en compagnie du médecin Chaix, a découvert l’incendie, qu’il a bien débuté dans la grange du bâtiment d’Antoine Martin Frasson et a lancé l’alerte. Le docteur Chaix fait le même témoignage, précisant simplement que lorsqu’ils ont descendu la route royale, ils n’ont rien vu et qu’ils ont découvert le feu en remontant, soit cinq à six minutes plus tard.
Le témoin suivant se nomme Sylvie, elle est la fille de Nicolas Crinel. Âgée de dix-huit ans, elle est domestique chez l’aubergiste Huguet. Le juge l’a convoquée parce que le soir du sinistre, elle se trouvait chez Antoine Martin Frasson vers sept heures du soir, où elle se chauffait à la cheminée en compagnie de la femme de Martin Frasson. Elle raconte que vers sept heures trente, Jeanine, la fille d’Antoine, qui est repasseuse arrive. Sa mère lui reproche violemment de rentrer si tard, et d’être toujours en retard pour donner à manger aux vaches. La jeune fille, furieuse, se réchauffe quelques instants, s’empare d’une lampe et d’un seau et descend à l’écurie accompagnée de Sylvie Crinel. Tout en bavardant, elle trait les deux vaches. Vers les huit heures, la servante rentre chez son maître pour souper, en laissant seule la jeune fille dans l’écurie. Une heure plus tard, au moment où le maître et la servante se préparent à aller se coucher, ils voient une grande clarté à l’extérieur qui leur fait craindre l’apparition d’un feu près de leur maison. Le toit de la grange est déjà en feu. La servante termine son témoignage en ajoutant : « Réfléchissant plus tard aux causes de cet incendie, il m’est venu à l’idée que peut-être il avait été causé par la fille de Martin-Frasson, qui serait entrée dans la sus dite grange après mon départ, munie de sa lampe, pour prendre le fourrage à donner aux vaches, mais je ne sais rien de positif et n’ait que de simples soupçons à cet égard ».
Le juge estime nécessaire de lui faire préciser son accusation :
Savez-vous si ladite fille Martin-Frasson est la seule personne de cette maison qui donne à manger aux vaches et avez-vous remarqué si ces vaches avaient déjà leur fourrage du soir lorsque vous êtes entrée dans l’écurie ?
Sylvie Crinel répond :
« La fille Frasson m’a dit elle-même que c’était toujours elle qui donnait à manger à leurs vaches ; au reste cette maison ne se compose que du mari, de la femme, de sa fille et de deux garçons. Ce soir-là, le père était absent, ainsi que le fils aîné. Le cadet n’a que quinze ans et il n’est pas dans l’habitude non plus que la mère donne à manger aux vaches. J’ajouterai que lorsque je suis descendue dans l’écurie, je n’ai pas remarqué si les vaches avaient déjà à manger pour le soir. Une était couchée et il m’a bien paru que l’autre qui était debout mangeait dans sa crèche ».
Dans sa réquisition, l’avocat fiscal avait également demandé au juge instructeur de vérifier les rumeurs de vols qui courraient dans la population.
À cet effet, Antoine Dunand convoque Joseph Taravel. Il déclare être le fils de Nicolas Taravel, être âgé de trente-six ans, bridier de profession, être né et habiter dans la présente ville et posséder douze mille livres de biens.
Après l’avoir assermenté, le juge lui demande :
Seriez-vous informé qu’il ait été soustrait ou que l’on ait tenté de soustraire quelques effets appartenant aux incendiés et confiés à la force publique dans la nuit de l’incendie ?
Joseph Taravel répond :
« Je ne me suis aperçu que du fait suivant : vers les quatre heures environ du matin, me trouvant devant une maison qui est très voisine de celles qui étaient alors en flammes, un voiturier qui est de Termignon et qui se disposait à partir et qui attelait des voitures posées devant le bureau de l’Octroi, m’a dit qu’un militaire des vétérans qui était à deux pas de là et qui l’arme au bras surveillait quelques meubles des incendiés qui lui avaient été confiés, voulait lui vendre un pain de graisse de cochon et il me demanda s’il pouvait l’acheter. Je lui répondis qu’il fallait bien qu’il s’en garde. Il me montra ce militaire qui avait un camarade avec lui qui était sans arme, sauf son sabre et sa giberne. Je leur dis : est-ce que vous voulez vendre ce pain de graisse ? Sans me répondre, celui qui était armé et dont je ne sais le nom, me présenta le pain qui pouvait peser cinq à six livres environ. Je me saisis de ce pain et reprochai violemment à ce militaire cette tentative frauduleuse, lui rappelant les obligations que doivent lui imposer soit sa fonction soit les circonstances malheureuses des personnes auxquelles il appartenait ? Celui-ci voulut se disculper en m’observant que ce n’était pas lui qui voulait vendre ce pain, mais son camarade présent nommé Poncet. Je me retirai vivement en emportant le pain pour le mettre en lieu sûr et je n’ai pas remarqué que ledit Poncet ait répondu à mes observations ni aux dernières paroles de son camarade ». Il termine en précisant qu’il ne sait pas si d’autres soustractions ou tentatives de soustractions ont eu cette nuit-là.
Le juge doit maintenant interroger les victimes de l’incendie. La première personne à se présenter est l’aubergiste Antoine Huguet. Il est âgé de trente ans et possède six mille livres de fortune. Son témoignage concorde avec la déclaration de sa servante Sylvie Crinel. Il déclare que sa maison a été entièrement brûlée sauf deux chambres qui ont été préservées par le fait qu’elles sont voûtées. Il raconte que lorsqu’avec sa servante, ils se sont aperçus de l’incendie, ils sont parvenus avec assez de peine à sauver une grande portion de son mobilier. Lorsque le juge lui demande si des objets lui ont été volés, il répond : « J’ai fait extraire de mon bâtiment au moment de l’incendie une certaine quantité de linge qui s’est entreposée d’un côté et d’autre. J’ignore s’il m’en a été soustrait parce que je n’en sais pas le nombre, mais ma cave est restée ouverte pendant toute la nuit de l’incendie, ainsi que le jour suivant et encore la nuit suivante. Y étant retourné dans la nuit du seize, j’ai reconnu qu’il manquait une assez grande quantité de bouteilles vides, que je ne puis déterminer qu’approximativement, mais qui s’élève à environ cent cinquante. Je crois que c’est plutôt dans la nuit qui a suivi l’incendie que ces bouteilles ont été volées ».
Le juge lui pose une dernière question :
Avez-vous remarqué qu’on ait jeté du linge des fenêtres de Garboulin ?
« Oui, Monsieur, je me suis aperçu qu’on a jeté plusieurs paquets de linge que j’ai vu ramasser par des personnes que je ne puis indiquer et qui ont été emportés je ne sais où ».
Le greffier lui relit sa déposition. Il déclare y persister et la signe.
Antoine Martin Frasson lui succède chez le juge. Il déclare être âgé de quarante-huit ans, voiturier de profession et avoir six mille livres de biens. Dans sa déposition, il précise tout de suite au juge qu’il était absent le jour de l’incendie. Sa femme et sa fille n’ont pas réussi à sauver beaucoup d’effets et il ne lui manquerait aux dires de sa femme que ses deux brebis qui ont été enlevées l’on ne sait par qui. Il ignore si on les lui restituera plus tard. Lorsque le juge lui demande s’il est conscient que l’on dit que l’incendie a commencé par sa grange, il affirme :
« L’on n’a su me dire rien de positif à cet égard. Les uns prétendent qu’il a commencé dans ma grange, les autres entre la maison d’Huguet et la mienne. Ma femme m’a dit que lorsque l’on a crié au feu, elle se trouvait auprès du feu de la cuisine avec ma fille Jeanine à moitié endormie ; quelques personnes ont voulu dire que celle-ci avait mis le feu par inadvertance dans ma grange où elle serait allée pour faire les fagots de fourrage à donner aux vaches, mais, celle-ci m’a soutenu qu’elle avait déjà vers le midi descendu dans le tinage le fourrage et qu’elle le leur avait donné vers les sept heures en revenant de son apprentissage de repasseuse ».
La femme d’Antoine Martin Frasson, Marie-Thérèse Rambaud, fera le même témoignage ajoutant deux précisions. La grange est située de l’autre côté du bâtiment par rapport à l’écurie et la porte qui est souvent ouverte ne ferme pas à clef, ce qui fait qu’elle y a vu souvent des gens de passages s’y réfugier pour la nuit. Elle affirme que tous les meubles qu’elles ont réussi à sauver avec l’aide des personnes sur place ont été retrouvés, notamment un pain de graisse de cochon qu’un voiturier avait essayé de vendre. Il ne leur manque que les deux brebis.
Le juge Dunand quitte son bureau. De nombreuses questions n’ont pas encore trouvé de réponses. L’enquête avance difficilement. Il semble établi par tous les témoignages qu’il n’y a pas eu d’acte de malveillance dans le déclenchement de l’incendie, tout au plus une imprudence, elle non plus avérée.
Le vingt et un décembre, il reprend ses consultations, en interrogeant le vérificateur des poids et mesures, Isidore Gallioz.
Auriez-vous perdu quelques objets dans la soirée de l’incendie de la nuit du quatorze au quinze du courant ?
« La proximité de l’incendie qui avait déjà atteint le bâtiment de Garboulin où je suis logé, nous a obligés d’évacuer tout mon mobilier. Il m’est impossible de préciser exactement les objets qui nous manquent, mais, il nous en manque plusieurs sans que nous puissions savoir de quelle manière ils ont passé par le motif qu’un grand nombre de personnes se sont introduit chez nous pour nous porter secours. Les meubles ont été par elles emportés et entreposés dans différents endroits où nous les avons repris. J’ai aussi jeté du linge par les fenêtres et j’ignore par qui il a été ramassé et je ne sais pas s’il a été mis en lieu sûr. J’avais aussi entreposé dans le galetas du linge qui a brûlé avec le toit. Toutes ces circonstances me rendent impossible la détermination du linge qui me manque sauf deux châles de ma femme et une petite redingote de mon petit que nous n’avons pas retrouvés. Je déclare ne pas m’être aperçu qu’il me manquât d’autres objets que du linge et je présume que c’est principalement celui que j’ai jeté par la fenêtre. Il est possible que ce linge me soit restitué plus tard et qu’il ait été mélangé avec d’autres linges appartenant à d’autres personnes. Tout ce linge est marqué aux lettres GI et SF pour ma femme ».
Le deuxième locataire de l’entrepreneur Garboulin est introduit dans le bureau du juge. Il se nomme Michel-Antoine Cardellini, natif de Genazzora, âgé de quarante-deux ans, il est inspecteur des douanes dans la ville.
« En raison du développement très rapide de l‘incendie, nous avons évacué le mobilier de mon appartement, aidés en cela par de nombreuses personnes. Ils les ont entreposés en plusieurs endroits, dont la caserne et le pré voisin où ils sont restés toute la nuit. Il est impossible dans le trouble et la confusion qui régnait de vous donner les noms des personnes qui nous ont aidés. Le lendemain et les jours suivants, ayant procédé à l’examen de mes effets et de mon linge notamment, ma femme a reconnu qu’il nous manquait deux draps de lit, cinq serviettes, une marmite de fonte et un plat en fer. Mais je n’ai aucune raison de supposer que lesdits objets m’aient été frauduleusement enlevés. Ils ont pu être mélangés avec d’autres effets appartenant à d’autres sinistrés et il est possible que plus tard ils me soient restitués. Il me manque bien encore d’autres choses, mais ce sont de petits objets qui ont pu seulement s’égarer. Le linge porte les marques EC ou CG ».
Personne ne veut croire que des personnes malveillantes ont profité de la situation pour voler des effets appartenant aux victimes de l’incendie. Pourtant le linge manquant pose toujours problème. Après avoir relu ses notes, le juge quitte son bureau. Le lendemain, il convoque Catherine Brunet, la femme de Jean Garboulin. Elle est originaire de Chialamberto, dans la province de Turin. Ménagère de profession, elle est âgée de quarante ans.
Avez-vous perdu quelques effets dans l’incendie qui a éclaté dans la nuit du quatorze au quinze du courant ?
« Dans la crainte de voir notre bâtiment entier être la proie des flammes, j’ai fait évacuer une portion de notre linge. Aidée d’un grand nombre de personnes accouru pour nous porter secours et que je ne puis vous indiquer dans le grand trouble où je me trouvais, j’ai fait plusieurs paquets de linge consistant en nappes, serviettes et vêtements. Des personnes s’en chargeaient au fur et à mesure que je les leur remettais sortant précipitamment de la maison et une portion de ce linge a été portée dans un pré voisin sis en face du côté de la route. Mais on en a jeté aussi plusieurs par le balcon du premier étage. Ils ont été perdus parce que dès que le toit a été entièrement embrasé, des poutres incandescentes sont tombées dans le lieu où les paquets de linge avaient été jetés. Nous en avons retrouvé le lendemain ».
Le greffier lui relit sa déposition qu’elle signe en faisant une marque puisqu’elle est illettrée.
Un dernier témoin est interrogé. Il se nomme Antoine Michel, âgé de vingt-six ans, il est domestique. Il fait une déposition très claire et très précise qui permet enfin d’éclairer la situation. « Lorsque le dénommé Taravel vint me faire part dans la soirée qu’un militaire préposé à la garde des effets des incendiés avait essayé de vendre un pain de graisse à un voiturier nommé Bollon, je me suis approché de ce militaire et je lui reprochai l’action qui m’avait été énoncée. Le militaire s’excusa disant qu’il n’avait point eu l’intention de vendre ce pain de graisse qui avait été ramassé par terre par son camarade, et qu’ils avaient voulu l’un et l’autre plaisanter. Quant à Garbolino, je vous dirai que c’est moi-même qui ai présidé à l’évacuation de son linge, évacuation qui n’a eu lieu qu’en partie. Je ne pense pas qu’il soit possible à sa femme de spécifier la nature et la quantité de ce linge et il est donc difficile par conséquent de spécifier celui qui lui manque. Je n’ai pas remarqué l’évacuation du linge de l’inspecteur Cardellini et de Gallioz, sauf que j’ai aperçu que quelques paquets de linge avaient été jetés par les fenêtres et que des poutres embrasées sont tombées dessus ».
Il ajoute : « Je me permets de vous observer que les incendiés, outre qu’il me paraît impossible qu’ils puissent bien vous déclarer s’il leur a été pris quelque chose, devraient attendre pour faire des recherches, car plusieurs éléments mobiliers ont certainement été confondus dans l’immense confusion qui a eu lieu. Il est indubitable que plusieurs personnes ont des effets qui ne leur appartiennent pas et dont elles ne connaissent pas les vrais propriétaires et qu’ils ne peuvent ainsi restituer ».
Le juge met sur le compte de la panique et de la colère, les déclarations faites par les témoins successifs, décide de les convoquer à nouveau et de leur demander s’ils persistent dans leurs accusations. Tous admettent s’être emportés et finalement ne pas savoir si leurs biens ont été soustraits ou simplement brûlés.
Il reste au juge à conclure sur l’origine du sinistre. Pour cela, il doit interroger Jeanine Martin-Frasson. La jeune fille, âgée de dix-neuf ans, est introduite dans le bureau du juge.
Savez-vous comment a été causé l’incendie ?
« Je n’en sais rien. Au moment où l’on a crié au feu, j’étais dans notre cuisine seule avec ma mère. Et j’ai vu en sortant que le toit de notre maison et celui du bâtiment voisin étaient déjà tout en feu ».
Dans ladite soirée n’avez-vous pas donné à manger aux vaches et où avez-vous pris le fourrage ?
« J’ai en effet donné à manger aux vaches vers les six heures et demie, en rentrant chez nous. Je leur ai donné du fourrage que j’avais pris dans notre grange vers les trois heures de l’après-midi et que j’avais entreposé dans notre tinage, par lequel on passe pour aller dans l’écurie ».
Où êtes-vous allée après avoir donné à manger aux vaches ?
« Je suis allée dans notre cuisine où j’ai trouvé ma mère avec la jeune domestique de l’aubergiste Huguet. Peu de temps après, je suis descendue avec cette dernière à l’écurie pour traire les vaches. Ensuite je suis remontée dans la maison pour souper. Je ne ressortis pas sauf vers les huit heures et demie pour porter du linge que j’avais repassé pour la femme de François Noraz. Je suis restée chez elle une heure et demie environ et je suis rentrée chez nous ». Le juge annonce qu’il fera vérifier immédiatement cet alibi.
Votre grange était-elle ouverte dans ladite soirée ?
« La porte ne ferme pas à clef et elle est presque toujours entièrement ouverte. Elle l’était sûrement ce soir-là ».
Le vingt-deux décembre suivant, lors de la réunion du conseil municipal, le syndic Jean-Pierre Fay expose au conseil que, lors de cet incendie, une deuxième, voire une troisième pompe, aurait été très utile. Les conseillers reconnaissent que la présence de plusieurs pompes aurait permis d’éviter qu’une grande partie des maisons, dont celle de M. Roche, ne soient endommagées. Mais la ville est obérée de dettes, elle ne dispose d’aucun fonds disponible et les conseillers conviennent que, s’il faut attendre qu’un budget soit disponible, cela peut prendre plusieurs années. Après avoir rappelé que, grâce à la pompe disponible, on avait pu éviter que le feu ne traverse la route et embrase les maisons rustiques situées de l’autre côté, ce qui aurait mis le feu au quart des bâtiments de la ville, le syndic fait deux propositions pour financer l’achat d’une nouvelle pompe. La première consiste à demander une subvention aux assureurs de la ville, intéressés au premier chef à ce que les dégâts soient les moins importants possible lors d’un sinistre. La deuxième solution consiste à ouvrir une souscription volontaire. Cette deuxième possibilité ayant emporté l’unanimité des suffrages, et M. Courtois s’étant engagé à s’en occuper personnellement, le syndic est prié de prendre des informations à l’effet de l’achat d’une pompe, aux moindres frais. Une convention d’achat est passée avec la société Vogely, le dix-huit avril mille huit cent quarante-trois. Le contrat s’élève à deux mille cent vingt-deux livres et quatre-vingt-dix centimes pour la fourniture d’une pompe neuve et pour la remise en état de celle déjà possédée par la ville. Les assurances verseront cent livres. La souscription rapportera deux mille vingt-deux livres. Les frais sont couverts.
Le dix-neuf avril mille huit cent quarante-quatre, le Sénat de Savoie clos l’affaire : « Ensuite des informations que l’incendie qui a éclaté dans la nuit du quatorze au quinze décembre mille huit cent quarante-deux paraît être le résultat d’un accident et que si on pouvait l’attribuer à la malveillance son auteur serait inconnu, Nous estimons qu’il est le cas de déclarer n’y avoir lieu à ultérieures poursuites ».
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