UNE ESCROQUERIE A SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE
EN 1735
Pierre Geneletti
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 8 octobre 2020 ( 30 mn 56 s) :
L’histoire se passe en 1735. Le 9 février, arrive à Saint-Jean-de-Maurienne un étranger décrit par les témoins comme étant de petite taille, nommé Jean-Antoine Dominique Courtois, originaire selon ses dires de Turin. Il est accompagné d’une femme, Manon Flammand, originaire de Fribourg en Suisse et de son enfant âgé de huit ou neuf ans. Selon les moments, Manon se dit mariée depuis quatre mois avec Courtois, ou bien elle raconte qu’il doit bientôt l’emmener à Verceil où « il passerait sous la baguette », ce qui veut dire qu’il accéderait à ses désirs et qu’il l’épouserait.
Jean-Antoine Courtois, que certains témoins qualifient de comédien, déclare être diseur d’avenir, faiseur d’horoscope et joueur de gobelets (les gobelets sont les plus anciens objets utilisés par les prestidigitateurs et escamoteurs. Le tour consiste à faire apparaître et disparaître mystérieusement un objet qui passe d’un gobelet à l’autre ou qui se retrouve dans la poche du prestidigitateur).
À leur arrivée à Saint-Jean-de-Maurienne, ils cherchent un logement et trouvent deux chambres que leur propose honnête Jean-François Carraz, originaire de Saint-Michel-de-Maurienne, âgé de 23 ans, actuellement marchand et chamoiseur (celui qui prépare les peaux pour leur donner la consistance d’une peau de chamois) en la cité de Maurienne. Carraz tient ces deux chambres situées rue de Beauregard (rue qui part de la place du Bornel-de-la-Pierre, place du Marché actuelle, en direction du couvent des sœurs de Saint-Joseph) en accensement de la veuve Mollaret. C’est-à-dire qu’il loue ces deux pièces en échange d’une somme d’argent qu’il verse à la veuve.
Pour leurs repas, les arrivants s’adressent à honorable Marguerite Sibord, la belle-mère de Jean-François Carraz, qui est hôtesse et cabaretière rue de Beauregard. Les deux chambres sont directement à côté de sa maison. Il y a même des degrés communs, des escaliers, entre les deux maisons. Marguerite fournit pendant environ quinze jours à boire et à manger aux arrivants. Pendant cette période, les repas sont livrés par la servante de l’auberge, nommée Françoise Opinel.
Les premiers temps, Courtois reçoit des invités dans sa chambre où « il donne pendant quelques soirées du divertissement à ceux qui veulent venir jouer aux gobelets, participer à quelques jeux de cartes et faire quelques danses ». Il trouve aussi quelques clients influençables à qui il prédit l’avenir et fait un horoscope. Honorable Jean-Baptiste Gardet, tailleur de profession et dont Courtois a sollicité les services, explique qu’il a même servi de truchement (interprète) pour un horoscope que Courtois a fait à messire François Borrelly, parce qu’il ne s’expliquait pas bien en français.
La réputation du sieur Courtois s’établit et il commence à mener grand train. Il embauche une servante, Marguerite fille feu Michel Bard, originaire du Thyl et âgée de 18 ans, à qui il demande d’aller leur chercher de l’eau le soir et le matin, de faire leur lit et de balayer leur chambre moyennant cinq sols par semaine. Mais elle ne reste pas longtemps dans la place, car, un jour, la femme de Courtois lui reproche d’avoir volé un louis d’or, alors que c’est elle qui l’a utilisé pour s’acheter une robe de chambre d’Indienne. Courtois, s’en étant aperçu, fait grand bruit, et menace d’en parler au diable. La servante dit : « épouvantée, je les quittais sans y être retournée ».
Les escroqueries vont alors commencer, ce qui va entraîner une enquête ordonnée par l’avocat fiscal (l’équivalent du procureur actuel) en réponse aux rumeurs inquiétantes qui circulent dans la ville.
Le 23 mars, Jacques Albrieux, le juge corrier commun de la cité de Maurienne chargé de l’affaire, découvre dans un premier temps que Jean-Antoine Courtois se targue d’être un guérisseur et qu’il abuse de patients crédules. C’est la raison pour laquelle, il se rend en compagnie de son greffier le sieur Giffoz, au hameau de Bordet, dans la paroisse de Jarrier, au domicile de Denise Truchet, femme d’Étienne Collet. L’interrogatoire se fait en présence de Jean-Michel et Pierre Collet, témoins requis, natifs dudit lieu. Interrogée sur les généraux, Denise répond être âgée d’environ quarante et un ans, sans profession, n’avoir aucun bien, si ce n’est quelques meubles que son mari estime valoir trente ou quarante livres et ne pas être parente, alliée, créancière, débitrice, censière, domestique, ni commère des parties.
Le juge commence par lui faire lecture de la remontrance, c’est-à-dire du motif de l’enquête. Puis il l’interroge sur ses relations avec le sieur Courtois. Elle explique : « Ayant ouï dire dans ma paroisse de Jarrier qu’il y avoit à Saint-Jean-de-Maurienne, un opérateur qui étoit habile et qui guérissoit de bien des maux, mon mari a commercé avec lui pour me traiter d’une pierre d’urine (calculs rénaux) que j’ai et lesdites conventions faites, je suis venue chez ledit opérateur dont je ne sais pas le nom, dans la maison de la veuve Mollaret, près de la maison de ville où il faisoit son habitation et c’est une semaine environ avant le carnaval proche passé, depuis lequel temps je suis restée jusqu’au jour et fête de saint Joseph aussi terminée. ». Dans les conventions, il est prévu que Denise Collet couche dans la deuxième chambre, fasse le lit, balaye les chambres et prépare le dîner en échange de son traitement. Les soirs où le sieur Courtois organise des dîners dans cette deuxième chambre, il l’envoie coucher chez sa mère qui loge dans une maison appelée les Quatre Chapelles (située au croisement de la grande Rue et de la rue des Cloîtres). L’histoire ne dit pas si la dame a été guérie de sa maladie de la pierre d’urine.
Mais les escroqueries ne se limitent pas à l’exercice illégal de la médecine. Le 27 mars 1735, le juge Albrieux convoque en présence de l’avocat fiscal Jean-Baptiste Gallice, et d’Humbert Rambaud, notaire collégié qui fait fonction de greffier, honnête Jean-Baptiste Gardet. Le témoin déclare être natif et habitant de la cité de Maurienne, être âgé de trente-trois ans et tailleur de profession. Ses biens s’élèvent à cent livres et il n’est pas lié aux parties. Il prête serment sur les Saintes Écritures entre les mains du juge tenues, et il promet de dire la vérité, après qu’on lui ait répété l’importance de ce serment, et les peines établies contre les parjures et ceux qui déposent le faux et taisent la vérité.
Le juge l’interroge sur ses relations avec Courtois. Il répond qu’il ne connaît Courtois que parce qu’il occupe une chambre voisine chez la veuve Mollaret et parce qu’il a travaillé pour lui comme tailleur. Puis il reconnaît que le jour de la fête de saint Mathias, Jean-Antoine Courtois lui a proposé de venir avec lui chercher un trésor. Il lui a même offert un louis d’or en échange de son silence. Jean-Baptiste Gardet répond « qu’il n’en vouloit rien faire, qu’il aimait mieux rester dans sa pauvreté que d’avoir d’argent que l’on n’ait que par la voix du diable ».
Pourtant le dimanche suivant, Jean-Antoine Courtois emmène le tailleur Gardet « du côté de la maison de charité, près de la ville, à Lancessey où personne n’habite étant dans un endroit un peu à l’écart de la ville ». Arrivé sur place, il lui explique qu’il y a un trésor caché dans la cuisine, qu’il sait comment le trouver, parce qu’il « ne lui faisoit point de peine de parler au diable ». La porte est ouverte, ils entrent et visitent la maison. Courtois demande à Gardet qui était celui dont le nom est écrit sur une ardoise enchâssée dans la muraille. (La Maison appartenait aux nobles Baptendier et prendra le nom de la Charité lorsqu’ils la donneront à l’hôpital). Courtois fait alors tourner une baguette en bois de frêne dans tous les appartements de la maison et Jean-Baptiste Gardet observe « qu’elle tourne mieux dans la cuisine qu’en d’autres endroits ». Ils ressortent alors du bâtiment.
Quelques jours plus tard, Courtois propose à nouveau à Gardet de venir, de nuit, chercher le fameux trésor. Jean-Baptiste Gardet refuse. Courtois le menace de l’obliger à venir de force. Gardet « réplique qu’il n’est pas son valet, et qu’il ne peut pas l’obliger à venir. Sur ce Courtois lui répond qu’il cesse de faire sa fortune ».
Mais, comme Jean-Baptiste Gardet ne semble pas catégorique dans son refus. Jean-Antoine Courtois change de tactique et lui envoie sa femme qui par deux fois lui refait la même proposition, ajoutant cette phrase étrange : « qu’il faudroit qu’il soit un certain personnage soit figure qu’elle ne m’explique pas ».
Trois jours plus tard, Courtois fait appeler chez lui Gardet et lui propose de venir faire un voyage avec lui, promettant qu’à son retour il lui donnerait cent louis d’or et qu’il lui apprendrait tous ses secrets. Gardet refuse à nouveau. Courtois continue à le harceler en lui proposant la semaine suivante d’aller prendre un livre chez sa mère à Turin, en échange d’un louis d’or et à condition de ne se faire voir de personne. Jean-Baptiste Gardet refuse toujours. Courtois voyant qu’il a définitivement échoué, se désintéresse de Gardet et lui demande de ne plus venir dans sa chambre.
Il va alors essayer de trouver une autre victime en la personne de Jean-François Carraz, celui qui lui a loué les chambres.
Jean-François est convoqué le 2 avril 1735 par le juge Albrieux en tant que témoin. Il dit être natif de Saint-Michel-de-Maurienne, être âgé de 23 ans, marchand chamoiseur de profession et posséder environ mille livres de biens. Il raconte : « Quinze jours environ avant son départ comme je lui fournissais des biscuits, des liqueurs et eaux-de-vie et que j’avois soin de me faire payer dès qu’il me devoit une dizaine de livres, un jour que je vais dans sa chambre pour lui demander l’argent qu’il me doit, Courtois me dit que si je veux il me fait trouver un trésor qui est caché dans l’écurie de la veuve Sibord, ma belle-mère. Il ajoute qu’il a des secrets pour trouver ce trésor et qu’il veut que je lui avance de l’argent pour cela, sans me dire quelle somme et que je fasse les avances pour acheter ce qui est nécessaire ». Les choses nécessaires sont de la paille et des chandelles de graisse humaine qu’on trouve chez des apothicaires de Chambéry à six livres l’once. Mais il ajoute qu’il faut en plus faire « certaines cérémonies et aussi prononcer certaines paroles et dire certaines oraisons et prières, qu’il n’y a que lui qui puisse les dire, qu’il les a dans un petit livre qu’il porte continuellement dans sa poche ». Pour finir de convaincre sa victime Courtois ajoute « qu’il y a des gens qui auraient été très maltraités par le diable parce qu’ils n’avaient pas bien su faire les cérémonies, qu’il avoit deux grands livres de magie chez lui en Piémont qu’il aurait enterré dans une cave, enchâssés dans une caisse en plomb. Enfin, il aurait déjà parlé avec le diable qui s’est présenté à lui en figure d’homme, lui ayant même présenté du tabac dans une tabatière dans laquelle il en aurait pris ». Cette imagination sans limites ne suffit pas à convaincre Jean-François Carraz qui, extrêmement surpris et effrayé, se retire chez lui et ne veut plus avoir de relations avec Courtois.
C’est par un horoscope que Jean-Dominique Courtois va attirer le prochain personnage à escroquer. Un soir du Carnaval, il se rend, à sa demande chez le dénommé Pierre Filliol pour lui faire son horoscope et surtout pour lui dire « s’il réussissoit dans le dessein qu’il avoit et pour lequel il partoit pour Turin ». Ayant assuré messire Filliol qu’il ferait un bon voyage et lui ayant remis à cet effet une certaine oraison pour porter à son cou, avec ordre de ne point la quitter, moyennant quoi il n‘aurait rien à craindre, il se fait payer un écu. Le voyage professionnel s’étant effectivement bien passé, des liens d’amitié vont se nouer entre les deux personnages. Jean-Baptiste Filliol va alors se rendre souvent, de jour comme en soirée, chez Courtois, entraînant dans cette relation son beau-père Jean-Baptiste Amprin, mais aussi Philippe Anselme. Denise Collet la patiente de Jarrier raconte : « Pendant que j’étois chez ledit Courtois, j’y ai vu venir très souvent le sieur Anselme que j’ai ouï-dire appeler Philippe de son nom de baptême, la plupart du temps de jour et quelques fois de nuit. J’y ai aussi vu venir environ deux ou trois fois messires Amprin et Filliol, que je connais et dont je ne sais pas le nom de baptême, à l’entrée de la nuit de manière qu’il y avoit déjà des chandelles allumées dans ladite maison, lesquelles deux ou trois fois dont je viens de parler les dits Anselme, Amprin et Filliol s’y sont trouvés ensemble et lesdits Filliol et Amprin se promenoient comme étonnés par ladite chambre et ledit Anselme alloit quelques fois avec ledit opérateur et une femme qu’il avoit avec lui dans une chambre à côté de la cuisine où couchoit ledit opérateur et sa femme ». Elle remarque également que Courtois et Philippe Anselme parlent en patois piémontais pour que les autres ne les comprennent pas. Le nommé Philippe Anselme semble jouer un rôle trouble dans cette affaire puisqu’il vient souvent seul, boire et manger avec l’opérateur et sa femme, criant et se disputant beaucoup.
Les participants sont également identifiés par Marie Gagnière, originaire de la paroisse de Saint-André et domiciliée à Turin, venue à Saint-Jean-de-Maurienne avec François-Joseph Théron, son mari, pour y poursuivre un procès et qui a loué une chambre dans la même maison. Elle décrit : « le nommé Anselme, petit de taille et habillé de noir dont je ne sais pas le nom de baptême sauf que c’est celui que j’ai vu longtemps à Turin, étudiant à l’université et le nommé Filliol de cette ville dont je ne sais pas non plus le nom de baptême sauf que c’est un jeune homme habillé d’un drap gris blanc avec un autre homme courtaud et râblé que je ne connais pas sauf que j’ai ouï certaines fois qu’on l’appeloit Amprin ».
Les sieurs Amprin et Filliol se laissent persuader que Jean-Antoine Courtois peut leur faire découvrir un trésor. Ils acceptent ses propositions et lui fournissent une importante somme d’argent pour sacrifier au diable. Jean-François Courtois les emmène de nuit dans la maison de charité. Pendant le simulacre de magie, la compagne de Courtois apparaît « déguisée en diable, nue et le corps noirci avec de la suie, avec deux espèces de cornes sur la tête, jetant du feu par la bouche et tenant de la poix résinée dans la main qu’elle jette à travers les flammes des chandelles allumées dans une espèce de rondeau, de cercle fait avec des pierres au milieu de la cuisine ». Pendant cette mascarade, un étranger marié dans la ville, nommé Duverger, joue du violon.
L’enquête montre que la femme sort, après les hommes, de la maison rue de Beauregard. Pendant ce temps, « elle quittait une de ses jupes, se noircissait le corps de haut en bas avec une préparation qu’elle faisait dans une grande terrine où elle mélangeait quantité de blanc d’œuf avec du noir de fumée. Les jaunes étaient mis à part dans un plat de terre. Elle enfilait alors sa robe de chambre pour sortir ». Sa prestation finie, elle rentre dans la chambre, se lave et se couche, laissant son mari finir seul la séance. Françoise Opinel, servante chez la veuve Sibord, qui vient lui livrer du vin, bien avant dans la nuit, remarque « que la femme dudit Courtois avoit la tête enveloppée d’un mouchoir, ce qui me donna lieu de lui demander ce qu’elle avoit, elle répondit qu’elle avoit mal aux dents et je ne puis pas lui voir le visage qui semblait tout noirci parce qu‘elle l’avoit tout couvert dudit mouchoir ».
Des témoins affirment même que certains soirs, Courtois sort armé de pistolets et de fusils. Pernette Lambert, veuve de Jean-Pierre Dénarié, âgée de soixante-quatorze ans, faiseuse de chandelles de profession, et qui travaille chez le sieur Anselme, raconte qu’un jour du mois de mars dernier, « se retirant de son travail, elle avait rencontré environ les dix heures du soir l’étranger qui étoit en la présente ville sur le pied de comédien, appuyé contre une boutique du Pontet du Bourg, qui avoit l’estomac tout de travers tenant un pistolet d’une main et à l’autre aussi quelque chose que je n’ai pas remarqué ce que c’étoit et qui avoit encore d’autres pistolets autour de la ceinture et sur le devant ».
Un autre témoin, Antoinette Duverney, âgée de trente-cinq ans et tailleuse de profession, explique que le jeudi de la Mi-Carême, rentrant de son travail chez le marchand Brunet en compagnie de sa collègue Ambroise Papoz, elles ont rencontré vers onze heures du soir, « dans l’allée borgne de M. Mollinard qui est derrière le Pontet-du-Bourg un certain comédien qui étoit depuis quelques temps dans la ville, lequel comédien était habillé d’une veste rouge fort courte en manière de hussard, ayant la poitrine tout ouverte, et la ceinture garnie de plusieurs pistolets, sabres, baïonnettes et épées. Le rencontré nous ayant fait peur, nous rentrâmes au plus vite, et nous n’eûmes pas la curiosité de l’observer de plus près ».
Jean-Antoine Courtois demande alors à Pierre Filliol et à son beau-père de lui fournir plus d’argent. Comme ils n’en ont pas assez, ils vont en emprunter. D’abord à Pierre Antoine Salomon, âgé de quarante-cinq ans et apothicaire à Saint-Jean-de-Maurienne. Interrogé par le juge, ce dernier raconte : « Le 9 mars dernier, Pierre Filliol de cette ville vint me trouver dans ma boutique située à la rue Saint-Antoine et me demandât trois cents livres à emprunter en or et lui ayant demandé ce qu’il vouloit en faire, il se mit à sourire en se frottant les mains et me dit qu’il ne pouvoit pas me le dire, mais que dans quinze jours, il me les rendraient, ce qui fit que je lui prêtois dix-huit louis d’or mirlitons ».
Le 16 mars, Pierre Filliol va voir son parent, Jean-François Anselme, âgé de trente-cinq ans et commis provincial des Gabelles du Roi en la cité. Ce dernier raconte lors de son témoignage que ce jour-là « Pierre Filliol m’ayant demandé si je pouvais lui prêter deux bagues et une croix à diamants, je lui demandais s’il me les garderoit longtemps, m’ayant expliqué qu’il me les rendroit dans quinze jours, je fus sur le champ avec lui dans ma maison où je lui délivrai ladite croix et les deux bagues et l’ayant accompagné chez lui, il m’en passa un billet ».
Le lendemain, 17 mars, Pierre Filliol revient voir Jean-François Anselme pour lui demander « à emprunter quelques vaisselles d’argent en disant qu’il attendait un ami du Piémont à qui il voulait faire honnêteté. Je lui prêtais encore dix-huit services d’argent composé de cuillers, fourchettes et couteaux, deux flambeaux avec leurs mouchettes et porte-mouchettes, deux salières, une écuelle avec son couvert et deux soucoupes, le tout d’argent. Il plia le tout dans une serviette que je lui prêtais de même et le fit porter chez lui par un pauvre qui étoit devant ma porte auquel il la remit et le fit marcher avec lui ».
Enfin Pierre Filliol va emprunter à Mathieu Donnat, âgé de vingt-cinq ans et marchand de profession, trois bagues en or et deux d’argent. Lorsque le commerçant lui demande « s’il vouloit faire quelque mariage, il répondit que cela se pourroit bien ».
Pierre Filliol et son beau-père sont des notables à Saint-Jean-de-Maurienne. On leur prête manifestement sans peine. Jean-Antoine Courtois est parvenu à les persuader qu’il pouvait, moyennant un sacrifice au diable, multiplier l’argent qu’ils amèneraient.
Le jour de la Saint-Joseph, le dix-neuf mars, Denise Truchet se rend à l’église cathédrale pour entendre la messe. Elle y rencontre la veuve Sibord qui lui dit que l’opérateur et sa femme sont partis.
Jean-François Carraz, le logeur avait remarqué que Courtois et sa femme sortaient tous les soirs et rentraient deux à trois heures après minuit en faisant un grand bruit. Il s’en était plaint auprès de la femme de Courtois qui lui avait répondu qu’ils allaient panser un gentilhomme de cette ville, atteint d’une maladie secrète, lequel leur avait déjà avancé beaucoup de louis d’or. Mais Carraz « ne voulut pas le croire parce que deux de ces matins là il avait vu la femme dudit Courtois ayant encore le visage tout lustré et verni de noir quoiqu’elle parût s’être déjà lavée et lui ayant dit qu’elle paraissoit bien noire à l’égard des autres fois elle lui répondit que ce n’étoit pas son affaire, qu’elle étoit incommodée et qu’elle s’étoit mis quelque chose pour s’adoucir la peau ». Carraz se méfie et fait régler immédiatement son compte qui s’élève à seize livres. Le dix-huit mars au soir, il les entend sortir, remarque qu’ils ont laissé Denise Collet seule dans la chambre et ne les entend pas rentrer dans la nuit. Inquiet, le matin, il trouve la porte de la chambre fermée, la clef sur la fenêtre, et la chambre vide. « Ils sont partis comme des canailles, sans payer ».
L’histoire n’est pas tout à fait terminée puisque quelques jours plus tard, ce sont Pierre-Filliol, Jean-Baptiste Amprin et Philippe Anselme qui disparaissent, vraisemblablement de honte.
Le 21 mars, le juge Jacques Albrieux se rend chez les Filliol où il trouve Espritte Amprin, la femme de Filliol et Pernette Glanerez, sa mère, l’épouse de Jean-Baptiste Amprin à qui il demande ce que sont devenus leurs maris. Elles répondent « qu’ils étaient sortis de la ville sans savoir où ils étoient allés ». Le juge et son secrétaire perquisitionnent la maison : les différentes chambres, garde-robes, buffets de la maison, le cellier, la cave et le jardin sont visités. Le rapport dit « Nous n’y avons rien trouvé qui puisse servir aux fins de ladite remontrance ». Ils visitent ensuite les deux chambres dans lesquelles ont habité l’étranger et sa compagne. « Dans lesquelles nous n’aurions non plus rien trouvé, nous étant seulement aperçu d’une odeur de noir de fumée dans une espèce de table près d’une fenêtre, elle-même noircie en bien des endroits ». Ils se rendent enfin dans la maison de charité située en bas de la ville, « seule et un peu écartée d’icelle, où l’on murmuroit avoir été tenues lesdites assemblées. Nous y avons remarqué dans la chambre qui est derrière la cuisine, les traces d’une espèce de rond qui semble avoir été formé par le moyen de deux ou trois pierres qui étoient encore rangées en rond au milieu desquelles étoient des marques de paille ou herbe séchée qui avoit été brûlées ».
Que s’est-il passé ? La remontrance dit « Messires Jean-Baptiste Amprin et Pierre Filliol, bourgeois de cette ville s’étant laissés subordonner par un étranger diseur d’horoscope qui s’en trouve au dit lieu et qui leur a promis de leur faire trouver un trésor par sortilège ou par magie, moyennant le sacrifice qu’ils feroient au diable d’une certaine somme et de multiplier en outre tout l’argent qu’ils pourroient avoir, ils ont convenu avec le dit diseur d’horoscope auquel ils ont fourni une somme considérable et se sont transportés avec lui nuitamment dans certains endroits où ledit diseur d’horoscope a fait à leur vue et de leur consentement des invocations et plusieurs autres choses magiques et sortilèges. Et, non contents de ce ils ont emprunté des sommes considérables et acheté quantité de vaisselle d’argent qu’ils doivent avoir fait fondre sans savoir pour quel usage, ce qui fait soupçonner que ce ne soit pour la mélanger de quelques alois grossiers pour en fabriquer quelques espèces ou pour quelque autre usage contraire aux intérêts du Roi et du public ». Les chefs d’accusation de sorcellerie ou de blasphème sont écartés
Les chefs d’accusation sont donc : sorcellerie, escroquerie, fabrication éventuelle de fausse monnaie. Ce qui justifie que l’avocat fiscal de la province de Maurienne requiert contre les présumés coupables et demande au juge corrier de vérifier « s’il trouvera quelque chose de suspect aux intérêts du Roi ou du public ».
Philippe Anselme fait l’objet d’une déposition précise et particulièrement embarrassante de la part de Jean-François Carraz : « Je me suis aperçu que dès le commencement que ledit Courtois est arrivé dans cette ville, il avoit des grandes fréquentations et conférences avec ledit sieur Philippe Anselme de cette ville sans que je me sois aperçu de ce qu’ils disoient entre eux parce qu’ils parloient le plus souvent à basse voix ou en italien sauf qu’une fois j’entendis qu’ils parloient d’un secret pour teindre l’étain en or et je vis même que le dit Courtois fit bouillir certaines drogues dans une petite fiole qu’il tenoit suspendue avec un fil sur du charbon allumé, après quoi il en jeta en présence du sieur Anselme sur des petits crucifix d’étain qui prirent alors la couleur de l’or ».
Les peines encourues sont importantes puisque pour l’accusation de faux-monnayeurs, les coupables sont étranglés et brûlés en public, et tous leurs biens sont confisqués, ce qui en prive automatiquement leurs épouses et leurs descendants.
Les acteurs s’étant enfuis, seize témoins sont entendus par le juge Albrieux. L’ensemble des pièces de l’instruction est envoyé au Sénat de Savoie qui statue le 24 mai 1735.
Le juge du Sénat nommé Bourgeois estime que, s’il est établi que ledit Courtois a prétendu être capable de faire commerce avec le diable pour trouver un trésor, il n’avait aucune intention de pratiquer des invocations ni de faire des sacrifices puisqu’il comptait en fait sur l’adresse diabolique de sa compagne pour abuser de la crédulité des participants et pour empocher l’or et l’argent que les susnommés avaient eu la faiblesse de lui remettre.
Le fisc, nonobstant ses diligences, n’a pu apporter aucune preuve de ce qui s’est fait et dit entre ledit Courtois et les susnommés lorsqu’ils s’assemblaient la nuit dans la maison de charité ou ailleurs, les vestiges trouvés ne donnant pas lieu à des déductions certaines. Même le témoignage de Jean-François Carraz n’est pas pris en compte. Il ressemble trop à une vengeance.
Quant à Amprin, Filliol et Anselme il est possible de penser qu’ils ont donné de l’argent au dit Courtois dans le dessein de sacrifier au diable et qu’ils aient assisté à cet imaginaire sacrifice qui n’aboutissait qu’à faire paraître une femme en forme de diable. Ces éléments confirment l’intention, mais les indices retrouvés paraissent trop éloignés pour en confirmer la réalité.
L’enquête a bien été conduite par le juge. Les témoins ont été entendus. Mais il n’y a pas d’aveux puisque les parties se sont enfuies. Et, même si l’atrocité d’un tel délit n’exige pas une preuve pleine et entière, tous les participants sont relaxés pour ces accusations.
Seule subsisterait éventuellement, si le procureur fiscal l’exigeait, l’accusation de « crime de lèse-majesté divine », faux-monnayeur en l’occurrence. Accusation extrêmement grave si elle est retenue, car les coupables « seront punis de mort à laquelle on joindra toujours les peines les plus rigoureuses et les plus exemplaires qu’exige l’énormité d’un si grand crime. Il y aura aussi lieu à la confiscation des biens pour les coupables et leurs descendants. »
Finalement aucune suite ne sera donnée à l’affaire, nos protagonistes à leur retour, eurent à rembourser leurs emprunts et à subir les moqueries de la population.
BIBLIOGRAPHIE
Archives départementales de Savoie : Série 2 B, N° 10140.
Lois et Constitutions de Sa Majesté, Torino, Stamperia Reale, 1770, Tomes 1 et 2.
Laly Hervé, Crime et justice en Savoie, 1559-1750, Rennes, Presses universitaires, 2012, 350 p.
Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne
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