Une évasion de la prison de Saint-Jean-de-Maurienne en 1735 - Un accouchement en prison en 1842
Pierre Geneletti
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 9 janvier 2021 ( 42 mn 12 s) :
UNE ÉVASION DE LA PRISON DE SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE
EN 1735
Archives de Savoie, Série 2 B, N° 10141
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la prison de Saint-Jean-de-Maurienne est connue pour son état de délabrement et pour les nombreuses évasions qui s’y produisent.
Dans son ouvrage, Saint-Jean-de-Maurienne au XVIe siècle, le chanoine Saturnin Truchet écrit : « La place de l’officialité (place de l’hôtel-de-ville actuel) était le centre de la justice. A droite, au rez-de-chaussée des maisons s’ouvraient les banches des études des principaux avocats, notaires, procureurs et praticiens. A gauche, dans l’aile de l’évêché qui s’allongeait jusqu’au clocher, percée d’un passage voûté, la porte Marenche, où siégeaient les deux tribunaux de l’officialité et de la judicature temporelle de l’évêché. Au fond de la place, en face du clocher, jusqu’au milieu de la rue actuelle, étaient assis les bâtiments de la Correrie ou Cour commune, composés principalement d’une maison-forte et d’une prison[1] ». Le geôlier, le gardien de la prison est aussi nommé concierge des prisons dans les textes de loi.
Le 5 mars 1735, vers les six heures et trois quarts du soir, Jean-Thomas Boutal, comte de Pinache, intendant et juge-mage de la province de Maurienne[2], est informé par Antoinette Albrieux, veuve de Joseph Combet, et geôlière des prisons royales de la ville avec son père Joseph Albrieu, que « le nommé Esprit Latoud, de la paroisse Deuxois (Aussois), accusé de crime de faux[3] et condamné aux galères perpétuelles, détenu dans les prisons, s’est évadé depuis un demi quart d’heure ».
Le juge se rend immédiatement sur les lieux en compagnie de l’avocat fiscal provincial (le procureur actuel) Jean-Baptiste Gallice. Arrivés sur place, ils écoutent Antoinette Albrieu. Elle explique : « Ledit Latoud est allé dans les latrines intérieures de la prison, il a bloqué la porte avec un morceau de bois, puis il a arraché la croisée de fer de la fenêtre, est passé par cette ouverture pour descendre dans les latrines extérieures qui sont juste en dessous et dont la porte n’était pas verrouillée. De là il s’est rendu dans le vestibule des prisons par un escalier qui mène à une porte qui n’était pas fermée à clef. Du vestibule, il est entré dans l’auditoire des prisons en utilisant un autre escalier. L’auditoire est situé au niveau de la cour extérieure de la prison au bout de laquelle, il y a la grande porte qui donne dans la rue et qui était également ouverte ».
Pendant sa visite, le juge évalue la faisabilité de ce que lui raconte Antoinette Albrieu, constate que la ferrure de la fenêtre des latrines est par terre, que cette croisée a été mal enchâssée et placée avec seulement du mortier, mais sans pierres de taille, qu’elle fait environ deux pieds de hauteur[4] pour un pied et demi de largeur, ce qui laisse un passage suffisant pour un homme. Il vérifie également que toutes les portes ouvertes sont bien pourvues de verrous et de serrures, sans toutefois en vérifier l’état, ni la présence ou non de clef.
Le juge prend instantanément deux mesures : il donne des ordres pour « faire courir après et faire en sorte d’arrêter Esprit Latoud » et il incarcère Antoinette Albrieu. Joseph Albrieu est absent. Il rentre le lendemain et se trouve immédiatement incarcéré par le juge, en attendant que l’avocat fiscal puisse faire prendre « les mesures pour procéder à informations tant sur ladite évasion, que sur les négligences des geôliers ». Les geôliers étant en prison, le juge confie les clefs au caporal et soldat de justice de la judicature. Tout le déroulement de la visite, les propos tenus et les décisions prises, sont consignées par écrit par le greffier, ainsi que le veut la procédure judiciaire en Savoie.
Le lendemain, l’avocat fiscal produit sa teneur de remontrances, c’est-à-dire le document par lequel il demande au juge d’enquêter, document dans lequel il précise ce qui est répréhensible à ses yeux et aux yeux de la loi. Il constate que si les fers de la fenêtre ont bien été arrachés par le fugitif, il n’aurait pu s’enfuir si le bon et gros verrou à clef des latrines extérieures avait été fermé, et si la porte en haut des escaliers qui mène au vestibule avait aussi été fermée. Il y a donc une faute de la part du concierge, voire de la connivence ou tout du moins de la négligence. Cette présomption de faute est aggravée par le fait que les prisonniers n’étaient pas enfermés dans leurs cachots à six heures et demie du soir, alors qu’ils doivent l’être une heure avant la nuit et parce que Joseph Albrieu s’est absenté, laissant la garde de la prison à sa fille. La première phase de la procédure judiciaire en Savoie qui consiste à reconstituer la scène étant faite, l’avocat fiscal demande au juge de passer à la deuxième phase, recueillir les aveux, en interrogeant les accusés et les témoins.
Joseph Albrieu est rapidement interrogé puisqu’il était absent et ne peut en conséquence décrire l’évasion. Les raisons de son absence posent problème.
Un prisonnier, Ennemond Roux, est produit comme témoin. Originaire de Saint-Remy, il déclare être âgé de trente ans environ, être laboureur de profession et avoir environ soixante livres de biens. Il n’est ni parent, allié, créancier, débiteur, domestique des parties, sauf précise-t-il, qu’il doit au geôlier les frais de geôle.
Il existe à cette époque deux sortes de prisonniers : les prisonniers pour dettes et ceux de droit commun[5]. Alors que les premiers sont détenus dans des cellules situées au premier étage de la prison, les seconds sont dans les trois cachots qui se trouvent au rez-de-chaussée. Pour les prisonniers de droit commun, le concierge doit leur fournir uniquement de la paille, du pain et de l’eau. Il est rémunéré pour cela par le trésorier provincial[6]. Mais il peut, à la demande des prisonniers et avec l’accord du juge leurs fournir d’autres aliments[7]. Les prisonniers pour dettes civiles ont la liberté de se faire fournir des aliments du dehors par leurs parents ou par d’autres personnes. Ils ne sont pas obligés de les acheter au geôlier. Ils doivent simplement passer par les mains des concierges, qui « les visiteront sans aucune diminution, ni altération[8] ». Mais ces prisonniers peuvent demander à être nourris à la table du concierge et garde de la prison, et dans ce cas, ils payent une taxe dont la valeur est fixée chaque année à la Saint-Martin par les juges ducaux suivant l’abondance ou la cherté des vivres de l’année[9].
Ennemond Roux prête serment sur les Saintes Écritures entre les mains du juge tenues, après avoir été dûment représenté et remontré sur l’importance de ce serment. Il ne sait pas comment Esprit Latoud s’est enfui. Il raconte que ledit jour, vers les cinq heures et demie du soir, Latoud lui a dit qu’il avait mal au ventre, que c’était à cause de la soupe au chou qu’ils avaient mangé le matin. Il se tenait effectivement le ventre. Le témoin, qui se tient auprès du feu dans la cuisine des prisons, le voit ensuite monter dans son cachot, prendre son chapeau et disparaître de sa vue. Il confirme que l’Antoinette Albrieu qui avait coutume de les enfermer dans leurs cachots un peu avant la nuit tombante est arrivée peu après et ne trouvant pas Latoud, lui demande s’il sait où il se trouve. Roux lui répond qu’il doit être aux latrines. Antoinette y court, trouve la porte bloquée « par quelque chose qui empechoit de l’ouvrir », l’enfonce avec violence, ne trouve pas le prisonnier, voit la croisée de la fenêtre posée par terre et réalise alors qu’il s’est enfui.
Le deuxième prisonnier ne donne aucun renseignement supplémentaire. Le juge interroge ensuite Antoinette Albrieu. Il lui fait aussi prêter serment sur les Saintes Écritures, lui fait jurer de dire la vérité sur le fait d’autrui, mais aussi sur son fait propre. Après lui avoir expliqué les peines qu’encourent les parjures, il ajoute qu’un mensonge sur les renseignements qui la concernent lui vaudrait cinquante livres d’amende en plus. Sur les généraux interrogats, c’est-à-dire sur son état civil, elle répond qu’elle s’appelle Antoinette Albrieu, qu’elle est la fille de Joseph Albrieu, et qu’elle est veuve de Joseph Combet. Elle déclare être âgée de trente et un ans, n’avoir aucun bien et être sans profession. Cette dernière affirmation va se révéler source de problèmes.
Lorsque le juge lui demande si elle sait pourquoi elle est incarcérée, elle répond que « c’est à l’occasion qu’Esprit Latoud s’est évadé des prisons ».
A la question : « est-il vrai que les trois prisonniers détenus dans les prisons étaient encore libres dans la cour intérieure des prisons sur les six heures du soir ? Elle répond qu’ils ne sont restés dehors que jusques vers cinq heures du soir ». Le juge insiste sur les six heures du soir lorsqu’il lui demande confirmer que c’est à cette heure qu’elle est entrée dans la cour des prisons pour aller enfermer les prisonniers et qu’elle a découvert qu’Esprit Latoud s’était enfui. Elle répond que c’est bien à cinq heures et demie. Or, Antoinette a déclaré l’évasion selon le document établi par le juge Boutal lors de la dénonciation vers les six heures et trois-quarts.
La question suivante concerne le fait que les verrous de la porte des latrines extérieures et ceux de la porte qui mène au vestibule n’étaient pas fermés. Le juge en demande la raison et explique que leur simple fermeture aurait empêché Latoud de s’enfuir. Antoinette répond que ces latrines ne tendent qu’à la cour extérieure, et sont à l’usage des concierges. Ils ne pensaient pas être obligés de devoir verrouiller ces portes.
Le juge demande enfin à Antoinette depuis quand date sa dernière visite aux prisonniers. La question est importante, car les concierges des prisons sont tenus de visiter les prisonniers deux fois par nuit et trois fois par jour. Antoinette répond « qu’il n’y avait pas un quart d’heure qu’elle avait vu ledit Latoud dans la cour ». Le juge revient encore une fois sur l’heure à laquelle, elle ou son père, ont coutume d’enfermer les prisonniers. Antoinette répond « tantôt plus tôt, tantôt plus tard, mais toujours une demi-heure avant la nuit et quelques fois même une heure avant ».
L’interrogatoire est terminé, le greffier relit la déposition, l’accusée y persiste, ne veut rien ajouter ni diminuer et fait sa marque pour ne pas savoir signer. Ce qui est surprenant, puisque les geôliers doivent selon la loi savoir lire et écrire pour pouvoir tenir un registre à deux colonnes dans l’une desquelles ils marqueront jour par jour les noms et surnoms de ceux qui seront conduits en prison, par qui, pour quelle cause, civile ou criminelle et, dans la deuxième colonne, le jour d’entrée dans la prison et celui de l’élargissement ou de la décharge. Le juge lui annonce, qu’en raison des accusations qui pèsent contre elle, elle doit maintenant prendre un avocat et un procureur. L’avocat est celui qui écrit le droit, le procureur est celui qui plaide.
Le procureur est un homme indispensable dans un procès. Au civil ou au criminel, nul ne pouvait comparaître au palais qu’assisté par un procureur, qu’il fallait choisir parmi ceux qu’avait agréé le Parlement[10]. Le procureur postulait pour les parties, triait les pièces à soumettre au juge, choisissait les avocats, présentait requêtes et répliques[11]. Avec lui, « pas de fausses manœuvres, et vous ne risquiez pas de porter à votre inventaire de production des pièces dangereuses, ni de convoquer des témoins compromettants, ni de vous égarer dans le choix de votre avocat, ni de mal tourner vos enquêtes, faute de savoir quand il faut se montrer agressif, ou bien conciliant ; ni de hâter les choses quand il convenait au contraire de temporiser[12] ». Puis le moment venu, le procureur « s’efforçait de pousser l’adversaire dans ses derniers retranchements jusqu’à l’arrêt final sur pièces vues. Ces manœuvres exigeaient une bonne compétence juridique et une connaissance plus approfondie encore du milieu judiciaire[13] ».
Le procureur choisi par Joseph et Antoinette Albrieu se nomme Chosallet. Il est un notable de Saint-Jean-de-Maurienne, connu pour sa compétence. Il a bien senti où se trouvent les failles du dossier : l’état de délabrement des bâtiments de la prison et la situation « anormale » de la fille du concierge. Dans sa plaidoirie, maître Chocallet développe un premier argument qui consiste à dire que l’avocat patrimonial veut rendre coupable de négligence Antoinette Albrieu, or, de par la loi, elle ne peut être concierge des prisons, puisque le concierge est tenu d’exercer en personne son office et non par aucun commis[14]. Si le procureur maintient qu’elle soit concierge, ce qu’il fait en la déclarant coupable, alors il n’y a plus de faute pour absence de gardien et elle a bien fait immédiatement ce qui est prévu en cas d’évasion. La question de l’absence de Joseph Albrieu ne se pose pas de toute façon puisqu’il a été autorisé à se rendre en détachement dans la paroisse de Saint-Avre par un billet.
Essayer de rendre coupable Antoinette, pour n’avoir pas rentré les prisonniers une demi-heure ou une heure avant la nuit, n’est pas non plus recevable, car les textes de loi disent seulement que les prisonniers doivent être enfermés la nuit, ce qui est le cas.
Si le prisonnier n’avait pas pu desceller les barreaux de la fenêtre des latrines mal posés, la question des serrures fermées ou pas fermées ne se posait pas. Il n’y a donc pas de négligence, mais un mauvais état des prisons. De plus les latrines extérieures sont à l’usage du concierge et de sa famille et elles n’ont pas à être fermées en permanence, sinon le concierge doit venir les ouvrir chaque fois que quelqu’un de sa famille veut les utiliser, ce qui le distrairait de son travail dans la prison.
Il n’y a donc ni fraude, ni connivence, ni négligence des concierges. Mais, inversement, il semble qu’il y ait eu négligence de la part des magistrats, puisque Esprit Latoud étant condamné aux galères perpétuelles, il aurait dû porter des fers. Antoinette Albrieu aurait plusieurs fois signalé l’anomalie aux magistrats qui se seraient renvoyé le problème[15], car les fers que possédait la prison de Saint-Jean étaient trop gros. La loi prévoit bien que les gardiens peuvent mettre des fers s’il se présente quelque « cas pressant », mais l’argument ne peut être utilisé puisqu’Esprit Latoud est incarcéré depuis plusieurs jours.
Le treize juin 1736, l’avocat fiscal provincial Jean-Baptiste Gallice, énumère les « pièces vues » qui constituent le dossier, annonce que les accusés sont convoqués pour ouïr la prononciation de la sentence le 16 du courant, confirme qu’Esprit Latoud ne s’est pas présenté devant le juge en dépit des trois lettres de corps prononcées contre lui et notifiées par le sergent Borrelier. Il développe ensuite son accusation. Les arguments changent peu. Il n’accuse plus Antoinette d’être concierge avec son père, ce qui lui permet d’accuser Joseph Albrieu pour une absence non motivée, évite soigneusement de parler des fers qui n’ont pas été mis au condamné, pour insister sur les portes non fermées. Il brandit une menace en expliquant que le droit veut que, quand un concierge des prisons laisse échapper un prisonnier par sa faute ou sa négligence, il doit être puni de la même peine que celle qui frappait le condamné[16]. Puis il adoucit ses propos en disant qu’il n’y a finalement pas de dessein, ni de consentement du geôlier et de sa fille dans l’évasion d’Esprit Latoud, mais une simple espèce de négligence. Il conclut en disant que Joseph Albrieu et sa fille Antoinette sont déclarés suffisamment atteint et convaincus d’avoir manqué de fermer les portes des latrines extérieures et du vestibule et donc d’avoir par là en quelque manière facilité l’évasion d’Esprit Latoud. Il demande six mois de prison pour le père et trois mois pour sa fille, la privation pour les deux de l’office de geôlier et la condamnation aux frais et dépens de justice ».
Ainsi qu’il est prévu par la procédure, le procureur Chosallet fournit ses conclusions défensives. Il fait à nouveau remarquer les contradictions qu’il y a dans les propos de l’avocat fiscal qui, une fois considère Antoinette comme concierge des prisons, une fois dit qu’elle ne l’est pas. Il fait remarquer que depuis que les Albrieu père et fille occupent cette fonction, les magistrats n’ont jamais eu de remarques à faire, car les concierges ont toujours bien soigné et visité les prisonniers[17]. Il revient sur l’absence de fers aux pieds d’Esprit Latoud, précisant que, même s’il n’y a pas de traces écrites des demandes d’Antoinette, le simple fait que Latoud soit condamné aux galères perpétuelles fait qu’il aurait dû en avoir et il précise bien que la loi interdit aux concierges d’en mettre ou d’en enlever de leur propre fait. Enfin, il rappelle que si les barreaux de la fenêtre des toilettes avaient été correctement scellés au lieu d’avoir été placés avec du simple mortier dans un endroit où le soleil ne donne jamais, ce qui fait qu’il n’a jamais pu sécher, et donc pu être enlevé avec les mains, Latoud n’aurait pas réussi à s’échapper. Il demande donc que les accusés soient mis hors de cause, sans recours possibles ni dépens, d’autant plus, qu’étant innocents, ils ont déjà passé plus de trois mois dans les prisons.
Le 20 juin suivant, Jean Thomas Boutal, juge-mage de la province de Maurienne rend son jugement. Il considère « que rien ne prouve qu’Antoinette Albrieu ait été admise à faire les fonctions de geôlière en l’absence de son père, quand bien même il auroit été toléré qu’elle le seconda dans cet office pour la visite des prisonniers et pour leur porter le pain et l’eau et autres choses qui leur peuvent être nécessaires ». Il ne résulte pas non plus qu’il y ait eu du dol[18], ni une grande négligence de sa part, puisqu’elle ne se trouvait chargée de la garde des prisons que par ordre de son père ; en conséquence, elle ne doit subir aucune peine et doit être renvoyée quitte et absoute ».
En ce qui concerne Joseph Albrieu, il est condamné pour négligence à la privation de son office de geôlier et condamné aux dépens et frais de justice.
Le père et la fille sont remis en liberté. Esprit Latoud est sûrement passé en France pour éviter cette sanction fatale que constituait la peine des galères perpétuelles, il reste malgré tout banni des États de Savoie.
[1] Truchet Saturnin : Saint-Jean-de-Maurienne au XVI° siècle. Chambéry, Académie de Savoie, 1887, Mémoires et documents, 4e série, tome I, p. 15-16.
[2] Le juge-mage est le juge nommé par le Duc sur proposition du Sénat de Savoie. Le juge-corrier est le juge commun au duc et à l’évêque.
[3] Ceux qui déposeront le faux dans les causes criminelles en faveur des accusés au préjudice du fisc, la peine sera des galères perpétuelles pour les hommes et du bannissement perpétuel des États de Savoie et si c’est une femme on lui donnera deux fois le fouet en public, Loix et Constitutions de Sa Majesté, Turin, Imprimerie Royale, 1770, livre second, p. 253.
[4] Un pied = 30,48cm. Deux pieds et demi= 76 cm. Un pied et demi= 45,72 cm.
[5] Vermale François, « Le régime des prisons en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles », Chambéry, Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, 1914, Mémoires et documents, Tome LV, 2e série, p. 180-187.
[6] Archives départementales de Savoie, Série C, N° 138.
[7] Loix et Constitutions de Sa Majesté, Turin, Imprimerie Royale, 1770, Livre second, p. 57-58.
[8] Loix et Constitutions de Sa Majesté, Turin, Imprimerie Royale , op. cit., p. 57-58.
[9] Vermale François, « Le régime des prisons en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles », op. cit., p. 180.
[10] Perouse Gabriel, Vieille Savoie. Causeries historiques, Chambéry, Librairie Dardel, 1937, Tome II, p. 71.
[11] Nicolas Jean, La Savoie au XVIIIe siècle, Paris, Maloine S. A. éditeur, 1978, tome II, noblesse et bourgeoisie, p. 79.
[12] Perouse Gabriel, Vieille Savoie. Causeries historiques, op. cit., p. 71.
[13] Nicolas Jean, La Savoie au XVIIIe siècle, op. cit., p. 79.
[14] Vermale François, « Le régime des prisons en Savoie aux XVIIe et XVIIIe siècles », op. cit., p. 179.
[15] Les concierges des prisons ne pourront pas mettre ni ôter les fers des piés ou des mains des prisonniers, ni les faire passer d’un cachot à l’autre sans la permission du President, Rapporteur, Juge-Mage ou juge, Loix et Constitutions de Sa Majesté, op. cit., p. 56.
[16] Il est défendu aux concierges de mettre en liberté aucun détenu pour des causes criminelles sans des ordres légitimes et que le greffier ne les leur ait donnés par écrit, sous peine d’encourir le même châtiment que le prisonnier auroit du subir s’il n’avoit pas été élargi, Loix et Constitutions de Sa Majesté, op. cit., p. 59.
[17] Les juges-Mages & les Juges tant médias qu’immédiats visiteront avec leurs greffiers tous les huit jours les détenus dans les prisons dépendantes de leurs tribunaux et s’informeront de l’état où ils se trouvent, et particulièrement comme ils sont servis dans leurs defenses par leurs avocats et procureurs, Loix et Constitutions de Sa Majesté, op. cit., p. 60.
[18] Dol : manœuvre frauduleuse destinée à tromper. Le dol suppose à la fois, de la part de l’auteur des manœuvres une volonté de nuire et pour la personne qui en a été l’objet, un résultat qui lui a été préjudiciable.
ON NE PLAISANTE PAS AVEC LA PATERNITÉ !
Archives départementales de la Savoie, série 7 FS6 N° 388.
Pierre Geneletti
L’histoire se passe en 1842. Jeanne B., femme de Joseph Ancennay, est en prison depuis le vingt-cinq mars mille huit cent quarante et un. Elle a été condamnée à un an d’enfermement pour commerce illicite et incarcérée dans les Royales prisons de Saint-Jean-de-Maurienne.
Le commerce illicite, que l’on peut qualifier de commerce de subsistance, consiste souvent à vendre des vieux vêtements, de la ferraille ou de vieux outils, à une clientèle modeste. C’est aussi un commerce essentiel en raison de ses prix bas pour toute une population plus ou moins indigente qui y trouve le moyen de se vêtir convenablement. Ce commerce est combattu par les autorités au XIXe siècle sous la pression des marchands établis qui payent leurs impôts, sous celle des hygiénistes qui voient dans cette pratique une menace à la santé publique et des risques de propagation des épidémies. Nous sommes dix ans après la première grande épidémie de choléra (1832) en Europe. On interdit à cette époque aux marchands ambulants l’accès aux cages d’escaliers et aux appartements. Mais commerce illicite peut aussi signifier ce qui est défendu par la morale ou la loi. C’est cette définition qui nous intéresse pour cette affaire.
Le neuf janvier mille huit cent quarante-deux, soit neuf mois et quinze jours après son entrée dans la prison, Jeanne B. accouche dans la soirée, d’un enfant viable, sur la paillasse qui lui sert de lit, dans un des cachots vétustes réservés aux femmes, dans l’établissement pénitentiaire de la ville de Saint-Jean-de-Maurienne situé dans le quartier du Tabellion.
Dans le procès-verbal rédigé par Charles Pampione, le concierge des prisons, il est écrit : Quoique semblable retard ne soit pas un phénomène bien rare, il n’est cependant pas ordinaire et dès lors, il donne lieu aux soupçons d’une conception vicieuse, surtout que cette femme est détenue pour inconduite (elle n’habitait pas avec son mari).
Il y a donc lieu de contrôler si cette femme n’aurait pas eu des relations illicites avec des employés de la prison ou avec d’autres personnes comme un prisonnier ou un visiteur.
La prison de Saint-Jean-de-Maurienne est connue pour son mauvais état et pour les difficultés récurrentes à y maintenir une certaine discipline.
L’avocat fiscal de la cité de Maurienne, spectable Bouttaz, demande, le treize janvier suivant, au juge instructeur André Dunand, de bien vouloir enquêter sur cette affaire.
Le juge commence ses investigations, cinq mois plus tard, par l’audition de la jeune femme. Le premier interrogatoire a lieu le vingt-deux juin, dans l’auditoire, des Royales prisons en présence de l’avocat fiscal et de messire Frezet, substitut greffier, qui rédige le procès-verbal.
La prisonnière est amenée devant les juges par un soldat de justice. Après l’avoir dûment remontrée et assermentée sur le fait d’autrui à teneur des Royales Constitutions, le juge l’a comminée de dire la vérité à peine d’amende.
Il commence son interrogatoire par ce qu’on appelle à cette époque « les généraux interrogats », ce qui correspond maintenant à l’identité de la personne.
-Je me nomme Jeanne B., fille de feu Antoine B., femme de Joseph Ancennay., et je suis détenue dans les Royales prisons pour commerce illicite avec le nommé Jean-Pierre Rambaud. Je suis âgée de vingt-six ans.
La question à laquelle doit répondre le juge consiste à savoir si la grossesse date d’avant l’emprisonnement ou si la conception a eu lieu pendant le séjour en prison ?
L’interrogatoire se poursuit :
-À l’époque de votre incarcération et de votre traduction dans les prisons, demeuriez-vous ou cohabitiez-vous avec votre mari ?
-Non, monsieur le juge, je me suis mariée il y a dix ans avec Joseph Ancennay, et nous cohabitions chez mon père. Mais nous nous sommes séparés il y a cinq ans environ. Je vis maintenant chez ma sœur. Elle ajoute alors, mais mon mari continuait à venir me voir par intervalles, passant avec moi deux ou trois nuits.
Les juges se regardent d’un air entendu. La loi dit que les époux ne peuvent, même d’un commun accord, se séparer, sans y être autorisés par le Juge ecclésiastique. Dans le cas où ils se seraient séparés sans cette autorisation, l’autorité civile donne les dispositions nécessaires pour leur réunion. Il est donc évident qu’il s’agit d’une femme de mauvaise vie, elle a contrevenu à la loi. La justice n’apprécie pas cette attitude à cette époque.
La jeune femme est mal à l’aise. Elle est impressionnée par ces messieurs de la justice.
-Elle précise : Il est notamment venu quelques jours avant mon arrestation.
Le juge indigné et surpris par la réponse : Mais je croyais que vous viviez maintenant chez votre sœur avec votre nouveau compagnon ?
Jeanne ne sait plus quoi dire. Elle est déjà condamnée pour inconduite et ne veut pas aggraver sa faute.
-Le juge insiste : Étiez-vous grosse au moment de votre incarcération ?
-Oui, monsieur répond Jeanne qui précise : mais du fait de mon mari, car il est venu comme je vous l’ai déjà dit passer quelques jours avec moi et il a partagé mon lit et je n’ai eu de commerce qu’avec lui.
Le juge : -Vous auriez ainsi porté votre fruit plus de quinze jours au-delà du terme ? Votre assertion ainsi ne paraît pas probable.
-Monsieur, sauf votre respect, un semblable retard est encore assez fréquent et j’en ai vu assez d’exemples.
L’interrogatoire est terminé. Le procès-verbal est établi par le substitut greffier. Les présents le signent sauf Jeanne qui fait sa marque, étant illettrée.
Pendant que l’on reconduit Jeanne dans la cellule qu’elle partage avec d’autres prisonnières, un soldat de justice introduit dans le parloir une autre détenue que le juge a convoquée. Josephte R., veuve de Georges Tergarelli, est incarcérée pour vol, condamnée à deux années d’emprisonnement. Elle dit être âgée de quarante ans.
-Le juge lui demande si elle s’est aperçue de la grossesse de Jeanne B. et depuis quand ?
-C’est seulement dans le courant de l’hiver que je m’en suis aperçue. J’ai d’abord eu quelques doutes à cet égard avant même que cette femme en eût fait la déclaration formelle, pour le motif qu’elle n’avait pas ses règles. Avec d’autres détenues, nous l’avions questionnée sur cette absence et elle nous avait avoué qu’elle était enceinte.
-Oui, mais de qui ?
-Je ne lui ai pas demandé et elle ne me l’a pas dit.
-Vous seriez-vous aperçue que ladite Jeanne B. ait eu des relations soit avec des employés de la prison, soit avec d’autres personnes du dehors ?
-Je ne me suis point aperçue de pareilles relations de sa part. Je n’en ai pas même eu la pensée pour le motif que je ne l’ai jamais vue entrer soit dans la conciergerie où ont lieu les visites soit dans d’autres pièces isolées du local où nous nous trouvions. Je l’ai toujours vue constamment avec nous.
-L’accouchement tardif de ladite Jeanne B. n’aurait-il point donné lieu entre vous à quelques propos ?
-Non, monsieur, car ce retard ne présente rien d’extraordinaire, dans la supposition qu’elle fût enceinte depuis l’époque seulement de son incarcération.
Lecture est faite à Josephte R. de sa déposition. Elle dit y persister et fait sa marque étant illettrée.
Une deuxième détenue est introduite dans le parloir. Je m’appelle Jeanne Françoise feu Ignace G., femme d’Allianase Henry, je suis âgée de vingt-neuf ans, je suis née à Genève et détenue pour deux années dans cette prison pour commerce illicite. J’ai environ neuf mille livres de fortune. Le juge lui pose les mêmes questions qu’au témoin précèdent. Elle donne les mêmes réponses, ajoutant qu’elle avait soupçonné la grossesse peu de temps après l’arrivée de Jeanne devant les malaises, l’absence de règles et l’air de Jeanne B. Une autre prisonnière Christine C. avait fait la même remarque. Elle non plus ne trouve pas anormal un retard d’une quinzaine de jours pour accoucher.
Les juges quittent la prison. Ils ne reviennent que le vingt-deux août. Ce jour-là, ils convoquent Cyprien feu Claude Sallier, qui déclare être originaire de Saint-Colomban-des-Villards, âgé de cinquante-six ans, il est soldat de justice à la prison.
Le juge André Dunand, l’assermente et lui demande :
-Jeanne B. n’est-elle pas accouchée dans ces prisons plus de neuf mois après qu’elle y a été incarcérée et ce fait n’aurait-il pas attiré votre attention ?
Cyprien Sallier répond : -Il est vrai que la détenue dont vous me parlez est accouchée dans ces prisons plus de neuf mois après qu’elle y ait été détenue, mais comme elle avait dépassé le terme que de quelques jours, cela ne m’a pas frappé. Semblable phénomène se produit assez fréquemment.
-Cette femme aurait-elle déclaré du fait de qui elle soit accouchée ?
-Elle ne l’a pas déclaré d’une manière formelle, mais voyant qu’elle dépassait le terme ordinaire, je lui en fis la remarque un jour en plaisantant et je lui demandais à qui elle donnerait cet enfant. Elle me répondit : Il est à son père.
Le soldat de justice confirme ensuite qu’il paraît impossible que cette femme ait eu des rapports charnels en prison, car elle ne quitte jamais le local destiné aux femmes, dans lequel n’entrent que les employés de la maison et les magistrats chargés de la surveillance. Mais ces visites sont toujours faites en présence du concierge ou d’un soldat de justice et toujours en présence de plusieurs femmes détenues. La suite de la déposition est plus intéressante. En effet, Cyprien Sallier ajoute : Lorsque ladite femme Jeanne B. fut traduite dans les prisons, ou du moins je me reprends, lorsqu’elle vint se constituer prisonnière dans le courant du mois d’août, l’année dernière, elle était accompagnée de son complice Jean-Pierre R. de Saint-Georges-d’Hurtières et de son granger. Le dénommé Jean-Pierre m’a déclaré qu’ils avaient couché la veille, à la belle étoile dans un champ sous une gerbe de blé, à la Chambre. Il est possible que la grossesse date de cette nuit-là. Le soldat sort après avoir fait sa marque sur sa déposition, car il est aussi illettré.
Pierre Bonnel, un autre soldat de justice entre. Je m’appelle Pierre fils de Barthélémy Bonnel, né et habitant en cette ville, soldat de justice de profession et je suis âgé de trente et un an. Les propos qu’il tient sont les mêmes que ceux du témoin précèdent. Il explique que depuis l’accouchement de cette femme, les soldats de justice ont fait quelques plaisanteries à ce sujet à son complice Jean-Pierre R., également incarcéré dans la prison. Ce dernier leur aurait répondu qu’il ne s’était pas trouvé seul en route avec Jeanne B. puisque son granger se trouvait avec eux, ce qui avait empêché tout commerce entre les deux amants. Il ne tient visiblement pas à assumer la paternité de l’enfant, qui est toujours aussi obscure pour les juges.
À toute fin, le juge et l’avocat fiscal demandent à leur collègue d’Aiguebelle de convoquer le granger pour qu’il confirme sa présence ainsi que l’absence de commerce charnel pendant le voyage et lui demander aussi si la sœur de Jeanne B. qu’il connaît bien, ne lui aurait pas fait quelques confidences à ce sujet.
L’interrogatoire à lieu le vingt-trois octobre devant Joseph Curtet, avocat et juge du mandement d’Aiguebelle, en l’assistance du procureur fiscal et du substitut greffier Étienne Montaz qui assume la fonction de secrétaire. Le témoin, âgé de quarante-quatre ans, agriculteur né à Villard-d’Héry et domicilié à Saint-Alban-d’Hurtières, confirme que n’ayant pas quitté ses compagnons de voyage la nuit du 24 août, ils n’ont pas pu avoir de rapports charnels, car nous avons dormi, à la Chambre, chez l’aubergiste Emieux, où nous avons couché tous les trois dans la même chambre, Jean-Pierre N. et moi dans un lit et le dite Jeanne dans un autre. Il n’est plus question de nuit à la belle étoile sous une gerbe de blé.
Lorsque le juge lui demande si ladite femme Jeanne B. n’aurait pas vu dans les prisons de Saint-Jean-de-Maurienne, pendant sa détention quelques individus du dehors, et si la sœur ne lui aurait point fait quelques confidences à cet égard ?
Il répond que la sœur de Jeanne est bien venue boire avec elle dans la prison et que les deux fois, elles se trouvaient à côté de la porte de la cellule où se trouvait son complice Jean-Pierre R. avec qui elles buvaient, la porte était fermée et qu’ils se passaient le verre à travers le guichet.
Le concierge des prisons, Charles Pampione est alors interrogé. Dûment remontré et assermenté, il dépose : Le fait dont vous me parlez a déjà dans le temps fixé mon attention. Toutes les détenues que j’ai questionnées m’ont déclaré qu’elles s’étaient aperçues de la grossesse de Jeanne B. peu de temps après son incarcération et que de prime abord, elles l’avaient présumée, parce que cette femme n’avait pas de règles. L’accouchement tardif ne l’a pas non plus interpellé, car Jean-Pierre R. lui avait affirmé que Jeanne B. avait eu affaire avec son mari quelques jours avant son incarcération.
Le dernier personnage convoqué est le docteur Antoine Mottard. L’entretien se déroule dans le bureau du juge André Dunand, en présence de l’avocat fiscal Bouttaz et du substitut greffier Frezet.
-Docteur, quel est le temps ordinaire de la grossesse d’une femme ? Le temps se prolonge-t-il quelques fois et de combien de jours ?
-Le temps ordinaire de la grossesse d’une femme est de neuf mois. Les grossesses peuvent quelques fois se prolonger jusqu’à dix et onze mois et rarement plus tard, bien que cela se rencontre dans quelques circonstances physiologiquement inexplicables.
Perplexe, le juge insiste : un prolongement d’une quinzaine de jours se rencontre-t-il souvent ?
-Oui, ils sont fréquents.
Le dix février mille huit cent quarante-trois, le juge estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre ultérieurement pour le fait résultant de l’accouchement de Jeanne B. dans les Royales prisons de la ville et qu’il est le cas de renvoyer la cause par-devant le Sénat pour être statué ainsi :
Vu que l’accouchement tardif de Jeanne B. détenue dans les Royales prisons de Saint-Jean-de-Maurienne n’offre en lui-même rien de bien extraordinaire. Vu que l’expert Mottard a déclaré que les retards de ce genre sont fréquents. Vu d’autre part que les informations prises n’ont fourni aucune trace de délit, nous concluons en conséquence à ce qu’il plaise au Sénat déclarer n’y avoir lieu à ultérieures poursuites à raison du fait dont s’agit.
L’enfant, un garçon prénommé Jean sera déclaré à Saint-Alban-d'Hurtières par son oncle maternel. Il aura pour parrain le granger et pour marraine la sœur de Jeanne B. Il porte ainsi que le veut la loi de l’époque le nom du mari
Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne
Immeuble l'Étendard, 82, avenue des Clapeys
73300 Saint-Jean-de-Maurienne
Courriel :contact@sha-maurienne.fr