Monseigneur Alexis Billiet (1783-1873)...essai biographique d'un célèbre inconnu.
Que subsiste-il du souvenir de Monseigneur Billiet hors des murs d'une Académie dont il fut l'un des membres fondateurs, dans une Savoie actuelle plus métissée que jamais où près de la moitié des résidents ès qualité de Savoyards de fraîche date s'avèrent fort légitimement ignorants du moindre épisode de son épiscopat. Qui parvient encore à évoquer à son endroit un peu plus que l'existence d'un portrait de belle facture le représentant en pied, laissé par Guille, son protégé mauriennais peu à peu devenu l'un des peintres d'une indiscutable renommée régionale à la fin du XIXe siècle, dans la salle de réunion de la vénérable société dont il fut l'un des premiers présidents ? Cette discrétion, pour ne pas dire cet oubli caractérisé, n'aurait certes pas faché l'intéressé si l'on se réfère aux rares témoignages de contemporains unanimement admiratifs d'une simplicité, voire d'une modestie proverbiale de leur prélat. Mais comment comprendre néanmoins cet effacement si net et si radical de la mémoire collective indigène de l'une des figures majeure d'un Duché de Savoie plongé, lors de la Restauration dite sarde puis de l'Annexion, dans l'imbroglio complexe du dernier épisode de son histoire séculaire?
L'intéressé bien sûr, n'a pas forcé le destin, dédaignant travailler à l'élaboration même subtile et indirecte de sa propre hagiographie, ne laissant au mieux filtrer de son for intérieur et de ses émotions intimes que quelques rares confidences épistolaires ou quelques bribes de souvenirs de jeunesse, faute d'une rédaction ordonnée de copieuses mémoires. Hormis un François Descotes à son habitude volontiers emphatique, à l'occasion du discours prononcé lors de sa succession à son fauteuil d'académicien, peu de biographes se sont aventurés ensuite dans la gageure d'une tentative de restitution fouillée de la personnalité et de l'action d'un homme d'Eglise doublé d'un savant. A l'issue d'une Belle Epoque synonyme en Savoie comme partout ailleurs dans la Grande Nation, du triomphe durable des dogmes de la rationalité républicaine laïque, beaucoup d'observateurs potentiels ont sans doute été déroutés par une personnalité en apparence hésitante, tiraillée entre tradition et modernité. Tant et si bien que, dans l'interminable attente des travaux récents de Christian Sorrel ou de son élève Franck Roubeau, il a longtemps fallu se résoudre pour tenter de percer le mystère des contours d'un caractère finalement moins pardoxal qu'il n'y paraissait alors, à contempler la mièvrerie de daguerréotypes jaunis figeant pour la postérité la mine austère d'un gentil vieillard émaciè, au sourire énigmatique. Image bien trop peu avantageuse, il faut en convenir, pour perpétuer le culte d'un véritable héros! L'ingrate amnésie ayant gagné jusqu'à sa paroisse natale des Chapelles, en Haute-Tarentaise, en faveur de laquelle il a cependant tant oeuvré sur le revenu de ses prébendes, de la réfection de l'église du chef-lieu à l'installation de pompes à incendies. Puisque l'élégant bâtiment naguère édifié par ses soins en vue de l'installation de religieuses chargées de la scolarisation des jeunes filles de tous les villages alentour, devenu de longue date le siège d'une exploitation agricole, continue de se dégrader irrémédiablement depuis de trop nombreuses décennies, dans l'indifférence généralisée de mémoires locales oublieuses, sous l'infâmant statut de grange à foin et de local de stabulation libre pour le bétail
Fort de ce triste constat, il convient par conséquent de reprendre, pour lui rendre justice, l'analyse conjointe de la personnalité et de l'action d'un paysan mitré choisi par la fortune --sinon par la Providence aurait lui-même suggéré le cardinal-- pour jouer contre toute attente eu égard à son milieu social d'origine et à ses origines familales modestes, un rôle historique généralement sous-estimé par l'historiographie savoyarde classique. Car, loin de tout poncif, au cours d'un XIXe siècle violemment politisé où s'exacerbent les grands débats de la modernité inaugurés au siècle précédent par les Lumières, dans le contexte d'une Période sarde toujours très mal connue du grand public et lors d'une époque cruciale de l'histoire générale de l'Eglise divisée par les controverses théologiques inhérentes à l'irrésistible essor d'une doctrine sociale, il offre finalement au sein de l'épiscopat de son temps les traits d'un prélat archétype dans la manière de conduire son ministère. Né à la veille du déclenchement en France de la Révolution dans une société tarine rurale, attachée à l'affirmation d'une foi et d'une piété tridentine viscérale, il est à l'instar de nombre de ses compatriotes profondement choqué, enfant, par l'évènement sans précédent de l'exportation du régime conventionnel dans sa vallée natale. Si bien qu'il s'avère impossible de comprendre les mobiles de son engagement ultérieur comme les ressorts de son action, une vie durant, sans prendre en compte l'aspect fondateur, pour lui, de ce traumatisme initial. Sa spiritualité, son enseignement, son zèle d'infatigable administrateur ecclésiastique, son appétence pour la recherche scientifique, sa posture de notable inflexible sur le maintien de ses positions intellectuelles prennent ainsi un relief particulier, dans une Savoie du milieu du XIXe siècle faussement immuable, en réalité déja électrisée bien avant l'Annexion et la chute du Second Empire par les ondes insidieuses de l'innovation. Les opérations militaires incessantes de 1792 et 1793, les rudes combats sur le col du Petit-Saint-Bernard de 1794, le poids des réquisitions et du logement de la soldatesque pour une population épuisée par les restrictions, de 1792 à 1798, demeureront à ses yeux le symbole caractéristique de la malfaisance révolutionnaire. Scélératesse doublée par dessus tout d'une malignité ultime dans la mise en oeuvre par les représentants de la Convention puis du Directoire d'une politique de persécution religieuse d'inspiration incontestablement diabolique, de son avis, tant elle s'efforce en brimant l'expression d'une piété populaire ancestrale, de saper en parallèle l'organisation sociale traditionnelle d'une alliance indéfectible, intime, entre le trône et l'autel.
Sous cet éclairage se dégagent alors un peu mieux, espérons-le, les zones d'ombre du portrait trop convenu, trop lisse, d'un grand Savoyard injustement négligé, paradoxalement mal servi, depuis bientôt un siècle et demi, par le pinceau virtuose de l'artiste portraitiste et la pose de circonstance.
Bruno Berthier
Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne
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