« Le notaire violent » (1779)
(Archives départementales de Savoie, 2 B 10315)
suivi de :
« Le notaire fugitif » (1779)
(Archives départementales de Savoie, 2 B 10314)
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 1er juin 2021 :
« Le notaire violent » ( 27 mn 32 s)
« Le notaire fugitif » (16 mn 38 s)
Pierre Geneletti
1. « Le notaire violent »
Noël Brunet, juge mage de la province de Maurienne, apprend par la rumeur publique, en se promenant dans la ville, le 18 novembre 1779, que le notaire de la cité Alexis Bérard « s’est rendu la veille de "propos délibérés" dans l’étude de spectable Joseph Ignace Favre, commis par le Sénat de Savoie pour faire les fonctions de procureur fiscal dans une affaire pour crimes de faux contre Marie Arnaud, la mère d’Alexis Bérard, afin de tenter de subtiliser "avec violence et fureur" les pièces et les conclusions de la procédure ouverte contre sa mère. Il interroge aussitôt le procureur fiscal, qui lui confirme l’incident, ajoutant que n’ayant pas voulu céder à Alexis Bérard et ayant crié au secours, ce dernier lui a porté les dents sur la main pour lui faire lâcher les papiers ». En attendant les ordres du seigneur avocat fiscal général, pour savoir si on pouvait se contenter de punir économiquement la violence du notaire, le juge mage ordonne à deux soldats de justice de saisir incontinent le notaire Bérard et de le traduire dans les prisons royales de la ville, ce qu’ils ont conséquemment exécuté le jour même sur les six heures du soir.
Le 21 novembre, le juge mage, en exécution de la décision de l’avocat fiscal général qui estime qu’on ne peut en la circonstance se dispenser d’instruire une procédure en règle au sujet des excès commis par le notaire Bérard, décide de procéder aux informations nécessaires à cet égard, et, pour commencer, convoque spectable Joseph Ignace Favre pour qu’il dépose sous serment. La déclaration est faite en présence de spectable Joseph Gravier, avocat fiscal de la province, et de maître Alexis Balmain, notaire royal, qui fait fonction de secrétaire. Joseph Favre prête serment sur les Saintes Écritures entre les mains du juge touchées, ensuite de due remontrance sur l’importance d’un tel acte, et promet de dire la vérité sur les excès commis sur sa personne. Il déclare : « le Sénat m’ayant commis pour faire les fonctions du fisc dans la procédure que vous instruisez contre Marie Arnaud femme de Jean-Pierre Bérard de cette ville, accusée d’avoir suborné des témoins à déposer des faux, l’on m’a remis cette procédure en original un des premiers jours de ce mois, pour y donner des conclusions réparatoires. Je me suis mis en devoir d’y travailler, mais comme je ne pouvais le faire qu’à certaines heures, pour ainsi dire à la dérobée, pour la raison qu’Alexis Bérard, son fils, qui occupe la fonction de substitut greffier dans mon étude, vient très souvent chaque jour pour les affaires de son office. Le 17 du courant, comme je travaillais encore sur les onze heures du matin, je suis sorti un instant de mon cabinet pour aller jusqu’à la porte de mon jardin proche et j’ai laissé contre ma coutume, ne pensant pas qu’à cette heure personne n’entrât dans mon cabinet, sur la table où je travaillais mes conclusions fort avancées, les mémoires sur lesquels je les dressais, et encore le second tome des Royales Constitutions ouvert au titre des "faussetés". J’ai, à mon retour, trouvé dans mon cabinet le notaire Bérard qui m’a d’abord dit qu’il était venu extraire du registre des causes sommaires une sentence dont il avait un pressant besoin. J’ai été, à la vérité, un peu surpris, de le voir à cette heure-là et j’en aurais même formé quelques soupçons de curiosité, si je n’avais remarqué qu’il n’y avait aucun dérangement sur ma table. À midi, au moment de partir, le notaire Bérard s’est mis à pleurer en avouant qu’il s’était aperçu que je travaillais à la procédure qui s’instruisait contre sa mère. Il m’a ensuite prié de lui dire le parti qu’elle devrait prendre. Je l’ai d’abord un peu grondé de son indiscrétion. Le notaire Bérard est alors parti en pleurs. Mais sur les trois ou quatre heures de l’après-midi comme je travaillais encore à achever mes conclusions, je l’ai vu revenir dans mon étude, avec un air des "plus tristes et des plus humiliés". M’étant aussitôt levé de ma table, je l’ai arrêté à quelque distance de celle-ci, pour lui demander ce qu’il souhaitait. Il m’a dit qu’il avait une grâce à me demander, qui était de suspendre mon ouvrage contre sa mère au moins pour une semaine. Je lui répondis "bien fâché que je ne pouvais lui faire aucune réponse là-dessus". Il a alors changé tout à coup son air humilié pour une espèce de fureur, avec laquelle il est tombé sur le tas de papier qu’il avait vu le matin sur ma table, dans lequel se trouvait le mémoire concernant la procédure contre sa mère. Il s’est saisi du tas de papier avec les deux mains en me disant : « Hé bien vous ferez par force ce que vous ne voulez pas faire par plaisir », après quoi il s’est aussitôt mis en devoir de se sauver en les froissant et en les déchirant. Voyant cela, je lui dis « malheureux que faites-vous-la, rendez-moi les papiers » et en même temps, je lui en ai arraché une partie des mains. Mais comme il emportait le reste, je l’ai arrêté par le derrière de son habit, et j’ai tenté de lui enlever ce qu’il avait encore entre les mains. Bien loin de vouloir céder, il a persisté à se défendre de façon que je me suis mis à crier « au secours ». Dominique Bizel-Caton ma servante et Marguerite Didollet ma parente, sont venues à mon secours. Bérard s’est aussitôt échappé dans mon jardin d’où n’ayant pu sortir librement il est revenu sur ses pas, m’a alors demandé pardon en me disant que c’était la rage et le désespoir qui l’avaient fait agir ainsi. Je lui ai répondu que le trait qu’il venait de faire était bien noir, mais que cependant je lui pardonnais de bon cœur, pour peu qu’il me remît les débris de papier qu’il tenait encore entre les mains. Il ne m’a rien répondu, m’ayant seulement fixé avec des yeux hagards, en se portant à la bouche les débris de papier et il s’est sauvé sur-le-champ en courant dans la rue jusqu’à laquelle je l’ai suivi, en lui ajoutant que puisqu’il agissait ainsi j’en informerai qui de droit. J’ai alors remarqué qu’il y avait sur ma main droite une égratignure qui paraît avoir été faite avec les dents. J’ai immédiatement envoyé ma servante demander à maître Saturnin Guille, votre greffier, de venir pour recopier les quelques feuillets déchirés et pour lui remettre ce qu’il me restait de la procédure. Dans l’intervalle, Marie Arnaud, la mère du notaire Berard entre chez moi et me prie instamment de pardonner à son fils en disant qu’il est innocent, que c’est elle qui lui a ordonné de venir chez moi faire le coup de main, pensant que c’était là le vrai moyen de mettre fin à la procédure qu’on lui faisait et que par conséquent son fils n’a fait que lui obéir. Elle m’a ensuite prié de « lui continuer l’entrée de mon étude », mais je lui répondis que « quoique je pardonnasse de bon cœur à son fils, je ne pouvais plus cependant après pareil trait lui en permettre l’entrée. J’ai oublié de vous ajouter qu’ayant précédemment fait remarquer à Marie Arnaud que son fils aurait pu au moins me rendre les débris de papier qu’il avait emporté, elle me les a remis alors sur-le-champ ». Sur les généraux interrogats, spectable Fabre répond : « je suis âgé de cinquante-sept ans, je suis avocat et juge royal en cette province, j’ai en bien environ mille pistoles et je ne suis ni parent, allié, créancier, débiteur, ni domestique de Bérard, ni de sa mère ». Lecture faite de sa déclaration, il est interpellé de dire s’il veut y persister, changer ou diminuer. Il répond : « je persiste à ce que j’ai dit et je ne veux rien changer » et il a signé. Le juge fait mettre dans un étui, huit morceaux des papiers déchirés et il le cachette avec de la cire rouge d’Espagne sur laquelle il appose son sceau représentant un chevron brisé en trois étoiles. Il convoque alors dans son étude, Jean-Claude Marmiot, chirurgien juré de la ville pour qu’il visite spectable Favre et qu’il fasse son rapport sur les deux marques en forme d’égratignures qui se trouvent sur la main droite de l’avocat. Le chirurgien dépose son expertise le 22 novembre : « Je dis et rapporte que spectable Favre a sur sa troisième phalange du pouce de la main droite de légères égratignures de la longueur d’une ligne (2,256 mm) chacune et distantes l’une de l’autre d’une ligne aussi environ, lesquelles égratignures eu égard à leur distance, je juge qu’elles peuvent avoir été faites avec les dents de quelqu’un qui a voulu mordre spectable Favre et je vois qu’elles sont déjà guéries sans qu’elles aient laissé aucune débilité, ni difformité, à la partie offensée».
Le premier témoin convoqué, Saturnin Guille, notaire royal et greffier du tribunal, confirme tous les dires de spectable Favre. Il ajoute que ce dernier ne pouvant se défaire de cette femme qui insistait toujours au pardon pour son fils, il passait devant elle sans rien dire, poussait spectable Favre qui se trouvait sur le seuil de la porte de son cabinet et en fermait prestement la porte. Il reconnaît les débris de papiers que le juge lui présente comme étant bien des morceaux de la procédure. Sur les généraux interrogats, il répond qu’il a plus de deux mille livres de bien quoique son père soit encore vivant et qu’il n’a aucun lien avec le notaire Berard ou sa mère.
Le lendemain, le juge convoque Dominique Bizel, la servante de spectable Favre. Elle donne une version en partie différente : « le 17 du courant sur environ les trois heures de l’après-midi, me trouvant dans le poêle du sieur avocat Favre chez lequel je suis en service, à repasser du linge, j’ai d’abord entendu que le sieur avocat Favre se fâchait contre quelqu’un. Mais, je n’ai quitté le poêle qu’au moment où j’ai entendu qu’il s’est mis à crier et à répéter "au secours". Je suis sortie à l’instant sur l’escalier où j’ai trouvé l’avocat Favre qui faisait des efforts pour arracher des papiers des mains du notaire Bérard. Ce dernier qui se défendait "opiniâtrement aux instances et aux efforts de l’avocat" a tout à coup porté les dents sur la main droite de l’avocat. J’ai alors saisi le notaire Bérard par la tête et l’ait fait tomber sur l’escalier en appelant à mon secours un gros chien de mon maître, lequel est effectivement venu tirailler Bérard par son habit. Après quoi Bérard s’est relevé et s’est sauvé ». Sur les généraux interrogats, Dominique Bizel répond : « je suis âgée de vingt-six ans, je suis originaire d’Albiez-le-Vieux, je suis au service comme j’ai dit, n’ayant aucune profession, j’ai en dette environ trois cents livres et je ne suis point parente, allié, créancière, débitrice, ni domestique du sieur Bérard, non plus que de sa mère, ni de l’avocat Favre, sauf que je suis en service chez lui ».
Marguerite Didollet, la parente de l’avocat Favre, convoquée à son tour fait rigoureusement la même déposition que Dominique Bizel. Elle reconnaît les lambeaux de papier que lui exhibe le juge pour une partie de ce qu’elle a vu déchirer par le notaire Bérard et qu’il refusait de rendre, ajoutant : « j’en ai moi-même ramassé et je les reconnais très bien, soit à l’écriture du sieur avocat Favre que je connais, soit au froissement d’iceux et à ce que l’on voit encore qu’il y en a qui ont été déchirés avec les dents ». Elle déclare être originaire de Saint Michel de Maurienne, être âgée de vingt-trois ans, n’avoir aucune profession, environ quatre cents livres de bien, et ne pas être parente, allié, créancière, débitrice, ni domestique d’Alexis Bérard ou de sa mère Marie Arnaud, mais être cousine au second degré avec l’avocat Favre sans être non plus créancière, débitrice, ni domestique de celui-ci.
Le 23 novembre le juge mage en assistance de Jean-François Rojas et du greffier Guille, se rend dans l’auditoire des royales prisons pour y interroger Alexis Bérard. Après lui avoir fait prêter serment sur les Saintes Écritures entre ses mains touchées et lui avoir fait promettre de dire la vérité sur le fait d’autrui, il le commine de la dire sur son fait propre à peine de quatre écus d’amende. Sur les généraux interrogats, Alexis Bérard répond : « je suis le fils du marchand Jean-Baptiste Bérard je suis natif et habitant de la présente ville, je suis âgé de vingt-cinq ans, je suis notaire et secrétaire de la paroisse de Saint Pancrace et substitut greffier des terres royales. Je n’ai aucun bien pour être fils de famille. Lorsque le juge lui demande s’il sait pourquoi il a été arrêté et traduit dans les prisons, il répond : « je ne sais pas pourquoi j’ai été arrêté. Un des soldats de justice qui m’ont saisi m’a seulement dit que vous me demandiez, ce que je n’ai pas cru puisqu’on m’a traduit dans ces prisons au lieu de me conduire chez vous ». Si Alexis Bérard reconnaît s’être rendu dans l’étude de l’avocat Favre le 17 du courant un peu avant midi, il ne se souvient pas de s’être mis à pleurer, ni d’avoir prié l’avocat de lui dire les parties que devrait prendre sa mère. Il reconnaît ensuite être revenu vers les trois heures de l’après-midi avec un air triste et humilié et avoir à ce moment-là demandé une grâce à l’avocat Favre qui consisterait à « suspendre pour une semaine l’ouvrage qu’il faisait contre sa mère » et que l’avocat lui a répondu « qu’il était bien fâché de ne pouvoir lui faire aucune réponse là-dessus ». Il ajoute : « la fureur me prit alors, mettant aperçu en jetant un coup d’œil sur la table qu’il y avait des papiers contre ma mère. Mais je n’ai pas dit à l’avocat : « hé bien vous ferez par force ce que vous n’avez pas voulu faire par plaisir ». Je suis alors tombé incontinent à la vérité sur le tas de papier que j’ai enlevé avec les deux mains en les froissant, et je me suis mis en devoir de me retirer, mais l’avocat Favre m’a retenu par mon habit et il s’est mis à crier "au secours", ce qui m’ayant tout étourdi, je suis tombé sur le seuil de la porte de son cabinet. Je ne crois pas avoir porté les dents sur la main de l’avocat fiscal lorsqu’il me faisait des instances pour récupérer les papiers, je n’en ai aucune mémoire ». Il conteste également avoir été saisi par la tête par la servante de l’avocat Favre et ajoute : « elle ne m’a pas fait tomber sur l’escalier puisque j’étais déjà par terre lorsqu’elle est arrivée ». Il conteste également la présence du chien. Lorsque le juge lui demande s’il s’est sauvé du côté de la porte du jardin avec les papiers qu’il déchirait, et s’il est revenu en arrière pour demander pardon à l’avocat Favre de l’excès qu’il venait de commettre, il répond : « tout cela est vrai ». Mais lorsque le juge lui demande si à ce moment-là l’avocat Favre lui a dit qu’il lui pardonnerait de bon cœur pourvu qu’il lui remît les lambeaux de papier qu’il tenait dans les mains et s’il s’est alors sauvé en portant à la bouche les morceaux de papier poursuivi jusque dans la rue par l’avocat. Il répond : « c’est vrai que l’avocat m’a fait de nouvelles instances après que je lui eus demandé pardon pour que je lui rende les restes des papiers, mais comme il m’a en même temps accablé de reproches, je me suis sauvé dans la rue où j’ai alors rencontré ma mère à qui j’ai remis les lambeaux de papier. Elle est allée sur le champ faire des excuses pour moi chez l’avocat Favre, où j’ai été moi-même le lendemain lui faire aussi des excuses sur ce que j’avais fait la veille ». Le juge fait relire au sieur Bérard ses réponses celui-ci déclare vouloir y persister sans rien changer, ajouter, ni diminuer et il signe le document.
Le lendemain le juge convoque Jean-Marie Robert, notaire et procureur au balliage, natif et habitant de la ville. Après l’avoir assermenté, il lui demande s’il est informé des excès qu’a commis le notaire Alexis Bérard dans le cabinet de l’avocat Favre. Maître Robert répond que « mercredi passé environ les deux heures après-midi, ayant trouvé le notaire Alexis Bérard proche de la boutique du sieur Mathieu Donnet, et l’ayant vu parler, défiguré, et hors de lui-même, je lui ai demandé ce qu’il avait. Il m’a répondu qu’il était au désespoir par rapport aux mauvaises suites que pouvait avoir la procédure qu’on instruisait contre sa mère. Il m’a ajouté qu’il était tenté de prendre la procédure qui était sur la table de Monsieur Favre. Je lui ai alors « dit gardez-vous de cela comme de vous brûler et reposez-vous sur les soins que je prendrai tant par rapport à vous que par rapport à votre sœur d’Albane qui a épousé le neveu de ma femme ». Comme je connaissais le notaire Bérard assez docile, je n’ai pas cru qu’il exécuterait son dessein. Sur les généraux interrogats, Monsieur Robert répond : « je suis âgé de quarante-huit ans, je suis notaire, secrétaire de cette ville et procureur au balliage. J’ai pour dix mille livres de bien et ne suis ni parent, allié, créancier, débiteur, ni domestique du notaire Bérard, ni de sa mère.
Le 25 novembre le juge mage revient dans l’auditoire des royales prisons et demande qu’on amène Alexis Bérard par devant lui. Le juge estime que le notaire ne lui a pas dit toute la vérité. Il l’exhorte à nouveau à le faire et celui-ci ayant insisté à dire qu’il persistait dans ses réponses, le juge lui fait comprendre la force des indices et des présomptions qui militent contre lui. En conséquence, il le somme de se choisir un avocat et un procureur pour défendre sa cause et dire raison pourquoi il ne subira pas la peine due en pareil excès. Alexis Bérard nomme pour son avocat spectacle Joseph Bertrand et pour procureur maître Jean-François Rosaz. Le juge fait appeler ce dernier, lequel ayant comparu, il l’interpelle de lui déclarer s’il tient les témoins pour dûment ouïs et examinés ou s’il a quelques interrogatoires à leur donner. Après une brève et secrète conférence qu’il a eue avec Alexis Bérard, le procureur répond « qu’il tient les témoins pour dûment examinés, qu’il n’a aucun interrogatoire à leur donner, et qu’il se réserve de fournir des reproches contre eux si le cas échoit, et de donner ses défenses ». La procédure est déclarée ouverte et publiée et une copie de l’original est communiquée au procureur Jean-François Rosaz.
Le 3 décembre le procureur fournit son acte de défense dans lequel il rappelle qu’un témoin qui ne dépose que de ce qu’il a ouï-dire à un autre ne fait pas preuve, surtout en matière criminelle. Or aucun des témoins n’a vu Alexis Bérard prendre de force des papiers sur la table de l’avocat. Le prétendu délit imputé à Alexis Bérard n’est donc pas prouvé. Il ajoute que « même s’il résultait de la procédure quelque chose qui chargea l’accusé, il faut faire attention que c’est un enfant qui a cherché à sauver, si c’était possible, l’honneur de sa mère, de sa famille et qui n’agit qu’ensuite des ordres de sa mère ainsi qu’en résulte de la procédure ». Or personne n’ignore ce que les sentiments de la nature et de l’affection qu’on doit avoir pour ceux de qui on a reçu le jour sont capables d’inspirer surtout dans des circonstances aussi critiques que celles où se trouvait l’accusé. Il y a donc tout lieu d’espérer de l’équité des juges qu’il soit relaxé sans dépens.
Le procureur fiscal après avoir repris en détail toutes les pièces de la procédure considère que les informations prises et les aveux mêmes de l’accusé forment une preuve complète des excès commis par Alexis Bérard. Le recours au sentiment de nature n’est pas recevable et ne peut mettre le prévenu à l’abri de la peine due pour pareils excès. La faute n’étant pas ordinaire et tendant à empêcher le cours de la justice et à troubler les officiers d’icelles dans leurs fonctions, il paraît que c’est le cas de faire en sorte que pareil excès ne se reproduise pas. Si une simple injure verbale, faite à un huissier ou un sergent lorsqu’il procède à quelques exécutions, est déjà punie d’un coup d’estrapade en public, il est sensible que les excès, commis par l’accusé vis-à-vis de l’avocat Favre dans son étude et dans le temps qu’il était occupé à ses fonctions d’officier du fisc, en lui faisant violence, sont plus graves. C’est pourquoi cette peine étant arbitraire, il demande qu’Alexis Bérard soit condamné à la peine des galères pendant deux ans et aux frais et dépens de justice.
Le 23 décembre le juge Noël Brunet, lorsqu’il prononce sa sentence, fait preuve d’une moins grande sévérité que l’avocat fiscal en condamnant Alexis Bérard à « être et demeurer banni des états de Sa Majesté pendant cinq ans avec inhibition et défense d’y rentrer à double peine et le condamne en outre aux dépens et frais de justice ».
Alexis Bérard n’entendra pas prononcer sa condamnation, car il s’est entre-temps enfui des prisons royales de Saint-Jean-de-Maurienne.
2. « Le notaire fugitif »
Le notaire Alexis Bérard n’a pas entendu la prononciation de son jugement parce qu’il s’est enfui des royales prisons de Saint-Jean-de-Maurienne le 4 décembre 1779, environ une heure après midi.
Le juge mage Noël Brunet en est averti par le soldat de justice Benoît Bonhomme dit Saint Laurent, une heure après. Alexis Berard se serait enfui en ouvrant la porte de la chambre dans laquelle on l’avait placé depuis peu à cause du froid, puis celle de la cuisine du concierge située juste à côté. Il aurait profité du fait que le soldat de justice Joseph Dechaux, qui était de garde des prisons, était allé à la cueillette du bois servant à chauffer les prisons, sur la place de la ville de Saint-Jean-de-Maurienne (place Fodéré actuelle), suivant la coutume qui veut qu’une bûche par charge soit réservée pour le chauffage des prisonniers.
Le juge se transporte immédiatement dans les prisons en assistance de l’avocat fiscal Gravier et de maître Jean-Baptiste Laymond, notaire royal, qui fait la fonction de greffier. En arrivant dans la cuisine du logement du geôlier, ils trouvent le dénommé Joseph Dechaux "tout désolé". Le juge lui demande si c’est bien lui qui est aujourd’hui de garde, si effectivement Alexis Berard s’est échappé et comment il a fait pour s’échapper ? Joseph Dechaux répond qu’il est effectivement de garde depuis le commencement de la semaine. Puis il explique que pendant qu’il était venu sur la place environ les douze heures quinze, pour ramasser le bois pour le chauffage des prisonniers, après avoir néanmoins enfermé Alexis Berard dans sa chambre et avoir aussi fermé la porte de la cuisine de la conciergerie qui est à côté de cette chambre, Alexis Berard « par le moyen sans doute de quelques fausses clés ou de quelques crochets aurait ouvert les portes de sa chambre, puis de la cuisine où l’on passe ensuite, pour ensuite s’échapper en sortant par la grande porte d’entrée des prisons ». Joseph Dechaux reconnaît n’avoir laissé personne pour la garde des prisons pendant son absence, sauf sa femme qui se trouvait dans les escaliers, et à laquelle il n’a pas eu la précaution de bien recommander de rester là. En effet, celle-ci est sortie peu de temps après lui, pour aller chercher du pain au four. Ayant appris l’évasion environ un quart d’heure après qu’elle se soit produite, par la rumeur publique, Joseph Dechaux, en compagnie du soldat de justice François Dompnier, a essayé de courir après Alexis Bérard. Mais il ne leur a pas été possible de l’atteindre, ni même de le voir devant eux « ce qui lui laisse croire que Alexis Bérard s’est retiré et caché dans quelques maisons de chanoine ». Le juge vérifie ensuite que les serrures des portes de la conciergerie et du cachot ne sont pas altérées et qu’on ne peut les ouvrir et les fermer sans difficulté.
Considérant que ledit Dechaux se trouve en faute pour avoir manqué à son devoir en sortant des prisons sans en avoir confié la garde à ses compagnons ou à quelque autre personne d’assurance, le juge ordonne aux soldats de justice Dompnier et Laurent de « le saisir et de le traduire dans un cachot pour y être détenu jusqu’à ce qu’autrement soit ordonné ». Le juge dresse alors son procès-verbal, le signe et le fait contresigner par l’avocat fiscal et par le greffier.
Pour commencer son enquête, le juge décide d’interroger les soldats de justice Benoît Bonhomme dit Saint-Laurent et François Dompnier. Il leur fait prêter serment sur les Saintes Écritures, ensuite de due remontrance sur l’importance d’un tel acte et les peines qu’encourent les parjures, et promettre de garder le secret de la procédure. Puis le juge leur demande comment ils ont été informés, hier, que le notaire Alexis Bérard s’était échappé des prisons, s’ils savent comment il s’est échappé, si quelqu’un a favorisé son évasion, et s’ils ne savent si celui qui était de garde ait reçu quelque chose directement ou indirectement dudit Bérard ? Tous deux font la même déclaration. Ayant ouï-dire que le notaire Bérard s’était échappé des prisons depuis peu de temps, ils se sont aussitôt empressés de rejoindre le soldat de justice Dechaux qui se trouvaient sur la place pour ramasser du bois pour les prisonniers et de l’en informer. La première réaction du gardien a été de mettre la main à la poche en disant : « j’ai cependant les clés avec moi ». Ils se sont alors précipités dans la prison, montent en courant les degrés qui tendent à la conciergerie. Ils trouvent la porte de la cuisine ouverte ainsi que celle de la chambre d’à côté où était enfermé Alexis Bérard. Ils sont alors retournés sur leurs pas et ont couru à la poursuite dudit Bérard, mais « quelques diligences que nous ayons faites nous n’avons pu découvrir de quel côté il s’était retiré n’ayant trouvé personne qui nous ait voulu dire l’avoir rencontré ». Tous deux pensent que le soldat Dechaux a bien fermé les portes à clef avant de sortir et que donc Bérard ne peut les avoir ouverts que par le moyen de quelques fausses clés ou crochets, car dès leur retour à la prison, « ils ont vérifié les serrures et constaté qu’elles ne présentaient aucune altération, mais un peu plus de difficulté à ouvrir et fermer qu’avant ». Ils ignorent comment le notaire s’est procuré les instruments. Ils admettent n’avoir trouvé personne chargé de garder les prisons pendant l’absence du concierge. Ils ne pensent pas que Joseph Dechaux ait favorisé l’évasion, ni qu’il ait reçu directement ou indirectement de l’argent du notaire Bérard pour le laisser s’échapper. François Dompnier ajoute : « Quoique je sache bien que ledit Berard ait été capable de lui offrir pour lesdites fins de l’argent, puisqu’il m’en a offert à moi-même pour le laisser s’échapper lorsque je l’ai arrêté ». Benoît Bonhomme déclare être âgé de cinquante ans, être soldat de justice, avoir une centaine de livres de bien, et n’être ni parent, allié, créancier, débiteur, ni domestique des parties. François Dompnier est âgé de vingt-deux ans, il a cent vingt-deux livres de bien, il est cousin germain de Dechaux, mais n’est point créancier, débiteur, ni domestique, ni allié, de Dechaux ou du notaire Alexis Bérard.
Le 6 décembre, le juge revient dans l’auditoire des prisons royales toujours en compagnie de l’avocat fiscal et du notaire Laymond pour interroger Joseph Déchaux. Après avoir reçu son serment qu’il a prêté sur les Saintes Écritures entre les mains du juge touchées, et après due remontrance sur l’importance d’un tel acte et les peines qu’encourent les parjures, et il a promis de dire la vérité pour regard du fait d’autrui. « Nous l’avons ensuite comminé quant à son fait propre de nous dire la vérité à peine de trois écus d’amende ».
Sur les interrogats, il répond : « je m’appelle Joseph feu Pierre Dechaux, je suis natif de cette ville, je suis âgé de vingt-cinq ans, je suis soldat de justice depuis environ dix ans, j’ai en bien environ cent livres ».
Interrogé s’il n’a jamais été repris en justice et s’il sait pourquoi on l’a emprisonné ?
Dechaux répond : « je n’ai jamais été repris en justice et si vous m’avez fait emprisonner, Monsieur, c’est par rapport à ce que je parle, que le notaire Bérard qui était détenu dans les présentes prisons desquels j’étais la semaine dernière de garde s’est échappé samedi proche passé environ une heure après-midi pendant que j’étais sorti pour aller chercher, suivant la coutume du bois pour le chauffage des prisonniers ». Le geôlier est en possession de prendre à cet effet une bûche de bois de chaque charge qui vient sur la place de cette ville.
Joseph Dechaux confirme avoir mis le prisonnier dans la chambre à côté de la cuisine de la conciergerie « par commisération par rapport au froid ». Le juge est au courant puisqu’il est venu visiter le prisonnier plusieurs fois la semaine précédente. Lorsque le juge Noël Brunet lui demande s’il a bien fermé à clé les portes de la cuisine et du cachot, Dechaux confirme l’avoir fait. Mais lorsque le juge lui demande s’il y a quelques témoins pour prouver ses affirmations, Joseph Dechaux reconnaît qu’il n’y en a pas, sauf sa femme à qui il aurait dit qu’il sortait et qu’il avait bien fermé toutes les portes. Mais il reconnaît ne pas lui avoir dit de rester là, sur les escaliers, et d’attendre son retour pour aller prendre du pain au four. Il précise que sa femme ne s’est pas absentée plus d’une demi-heure ce qui lui fait croire « qu’Alexis Bérard a ouvert les portes au moyen de quelques fausses clés ou crochets, que quelques parents peuvent lui avoir donné en venant le voir ». Le juge lui fait relire ses déclarations, lui demande s’il persiste ou s’il veut y changer, ajouter, ou diminuer. Dechaux répond : « je persiste à ce que j’ai dit dans mes réponses et je ne veux rien ajouter, ni diminuer » et pour ne savoir signer, il a fait sa marque.
Considérant que Joseph Dechaux a distinctement confessé la faute dans laquelle il est tombé pour être sorti des prisons dont il avait la garde sans en avoir confié le soin à aucune personne d’assurance, et Monsieur l’avocat fiscal ayant déclaré n’avoir aucun témoin pour pouvoir établir que c’est par dol de la part dudit Dechaux qu’Alexis Bérard s’est échappé des prisons, ou que quelqu’un l’ait favorisé à sortir des prisons, le juge Noël Brunet déclare la procédure ouverte et publiée. En conséquence il intime à Dechaux de se choisir un avocat et un procureur pour « défendre sa cause et dire raison pourquoi il ne subira pas la peine qui est due à la faute qu’il a confessée ». Dechaux ayant nommé pour son procureur maître Louis Rostaing et pour son avocat spectable Ignace Favre, le juge lui a ensuite assigné « un délai de huit jours à commencer dès la communication de la présente procédure pour donner ses moyens de défense ».
Le procureur Louis Rostaing présente un bref acte de défense dans lequel il fait remarquer que les magistrats étaient parfaitement au courant que Alexis Bérard avait été transporté dans le cachot situé derrière la cuisine, et que le gardien n’a fait que son travail en s’absentant pour aller chercher du bois pour le chauffage de la prison. La femme du concierge ne peut être accusée de manquement, car elle n’a pas de fonction officielle dans la prison, qu’elle est parfaitement en droit d’aller au four pour y prendre du pain et qu’elle ne s’est absentée qu’une demi-heure. « Il n’y a donc aucune faute de la part de l’accusé dans l’évasion d’Alexis Bérard, ou si tant est qu’il y en ait eu une, elle serait vraisemblablement bien légère et en conséquence digne de pardon ». Ce qui lui fait espérer de l’équité du juge son prompt élargissement des prisons sans dépens.
L’avocat fiscal Gravier conclu qu’il résulte des informations prises que Joseph Dechaux n’a pas de témoin pouvant prouver qu’il a fermé à clé les portes, et que les serrures ne semblent pas avoir été altérées. Tout cela laisse présumer sans doute que le gardien n’a pas bien fermé les portes, qu’il semble peu probable qu’Alexis Bérard les eut ouvertes avec des crochets ou de fausses clés en si peu de temps, sinon cela voudrait dire que le gardien n’a pas fait, soit dans la chambre, soit sur Alexis Bérard, de suffisantes recherches et que s’il paraît être à l’abri de la peine que mériteraient le dol s’il était prouvé, il ne peut cependant l’être de celle que mérite la négligence. C’est pourquoi il conclut à ce que l’accusé en réparation de sa faute soit condamné à la peine de deux mois de prison et aux frais et dépenses de justice.
Le 16 décembre suivant, le juge mage Noël Brunet, après avoir entendu maître Rostaing qui a déclaré ne vouloir répliquer aux conclusions de Monsieur l’avocat fiscal, assigne les parties à ouïr la prononciation de son jugement le lendemain.
Le 17 décembre, le juge confirme la condamnation à deux mois de prison à compter du premier jour de détention et aux frais de justice Joseph Dechaux et annonce que la procédure est envoyée pour confirmation devant le Sénat de Savoie.
Le 22 décembre, le Sénat conclut que « le gardien ne peut être regardé comme négligent en ne s’étant absenté qu’une demi-heure pour le bien des détenus, alors que le notaire Bérard était enfermé sous clés. Que le gardien ne pouvait soupçonner que Bérard eut le temps de s’évader en plein jour en aussi peu de temps, que si sa femme n’a pas exécuté ses ordres et s’est absentée pour aller chercher du pain, cela ne constitue pas non plus une faute, car si on observe qu’une femme est très en état de chercher du secours dès qu’elle s’aperçoit de quelque fracas de la part des prisonniers, elle n’aurait pas été dans le cas présent d’un très grand secours en raison de la violence connue du notaire Alexis Bérard. En conséquence et en accord avec l’avocat fiscal général, le Sénat conclut à l’élargissement de Joseph Dechaux, soldat de justice eu égard au temps déjà réalisé de sa détention ».
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