UN VIOL À LA PRISON DE SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE EN 1791
(Archives de Savoie, série 2 B, N° 10412)
Enregistrement audio de la conférence en distanciel du 5 mars 2021 ( 25 mn 04 s) :
Pierre Geneletti
Du cinquième janvier mille sept cent quatre-vingt-onze, nous Joseph Gravier juge mage de la province de Maurienne savoir faisons que nous venons d’avoir notice de Pascal Rostaing et de Jean Bonhomme, deux des soldats de justice de cette brigade que depuis hier matin, Antoine Gaviot, brigadier et concierge des prisons n’y a plus reparu et qu’il doit avoir pris la fuite pour avoir abusé de la Françoise Féjoz, accusée de vol et détenue dans les prisons depuis le mois de juillet dernier.
Le juge se rend immédiatement à la prison en compagnie de l’avocat fiscal Roges et de maître Petit, son greffier. Arrivé sur les lieux, il demande à Marie-Thérèse Gallian, la femme du concierge où se trouve son mari. Celle-ci, gênée, répond que depuis hier matin, avant le jour il s’étoit levé du lit où il étoit couché avec elle, elle ne l’avoit plus revu et qu’elle ne savoit pas où il étoit allé. Le concierge a bien disparu. Le juge doit enquêter pour connaître les raisons de la fuite et déterminer s’il y a ou non abus sur la personne de Françoise Féjoz.
Il se rend dans l’auditoire royal attenant aux prisons et demande qu’on lui amène la prisonnière. Il l’interroge en présence de l’avocat fiscal Roges. Après avoir reçu son serment qu’elle a prêté sur les Saintes Écritures entre nos mains touchées, ensuite des dites remontrances que nous lui avons faites sur l’importance d’un tel acte et des peines qu’encourent ceux qui jurent le faux par les lois divines et humaines, elle a promis de dire la vérité sur ce qu’elle sera par nous interrogée.
À la question : avez-vous été connue charnellement depuis que vous êtes détenues dans les prisons par le concierge Antoine Gaviot ? La jeune femme, mal à l’aise, impressionnée par ces messieurs de la justice et par le caractère intime de la question, répond : Je suis arrivée dans les prisons au commencement de l’automne dernier. Il est vrai que deux ou trois jours après la mort de la première femme dudit Gaviot Antoine, me trouvant seule détenue dans ma chambre des présentes prisons, au dernier étage, le dit concierge m’y est venu trouver vers environ midi et après quelques cajollements, il m’a jetée à terre sur la paille où je couchois et m’a connue charnellement malgré les représentations que je lui ai faites que j’avertirois les gens de la justice. L’affaire est grave, il s’agit peut-être d’un inceste. Veuf depuis quelques mois, le concierge n’a pas craint pas de jeter son dévolu sur une jeune prisonnière, en attendant de se remarier. Il est en effet prévu par la loi que le geôlier ou concierge des prisons doit être marié ou pur lay. Les juges conversent entre eux lorsque la jeune femme ajoute : Il est aussi vrai que quelques jours après, il m’est encore venu trouver dans la même chambre dans le courant de la nuit et il m’a encore connu charnellement une seconde fois. Dès qu’il a commencé à faire froid, il y a environ deux mois, il m’a fait changer de chambre et m’a conduite dans une de celles qui se trouvent au-dessous de sa cuisine avec trois autres femmes pour y être plus chaudement.
Pendant que le greffier couche sur le papier la déposition, elle reprend la parole en disant : quoique je n’aye pas fait part à celles-ci des deux événements, comme elles m’ont vu prendre quelques vapeurs il y a environ quinze jours, elles m’ont d’abord dit que j’étois enceinte, ce que je ne connois cependant pas par moi-même n’ayant que dix-huit ans, n’ayant jamais fait d’enfants. Si cependant cela étoit ce ne pourroit être que du fait du concierge n’ayant jamais été connue, ni pu l’être par d’autres dans les présentes prisons, d’autant que j’ai toujours été détenue dans lesdites deux chambres sans que les autres détenus aient pu me fréquenter. Ce qui me faisoit cependant douter de l’être, c’est qu’il y a environ deux mois que je n’ai pas eu mes règles et que je n’étois d’ailleurs pas sujette d’autres fois à prendre des vapeurs et des maux de cœur. Desquelles circonstances je n’ai cependant point fait part au concierge à moins qu’il ne s’en soit aperçu autrement ou que les sus dites femmes le lui ait dit ce que j’ignore. Sa déposition lui ayant été relue, Françoise Féjoz persiste à n’y vouloir rien changer, ajouter ni diminuer et étant illettrée, fait sa marque. Elle accuse clairement le concierge de l’avoir violée et d’être enceinte de ses œuvres. Mais Françoise Féjoz est une voleuse, le juge doit vérifier la véracité de chacun de ses propos. Il va enquêter méthodiquement.
Le 11 janvier, le juge fait établir, ainsi que le veut la procédure, par le notaire royal et greffier de la judicature mage de Maurienne, Claude Petit, en présence de Jean-Pierre Augert, praticien de la ville, représentant le fisc, de Jacques Rostaing et Jean Bonhomme, témoins requis, un inventaire complet de tous les biens et tous les documents qui se trouvent dans le logement du concierge (Note 1). Mais aussi de ceux qui se trouvent dans la boutique qu’il utilise pour exercer son deuxième métier, celui de boucher. Il demande également à Marie-Thérèse Gallian de réunir ses affaires et de quitter le domicile du gardien situé à l’intérieur des locaux de la prison.
Le 12 janvier 1791, le juge Joseph Gravier convoque, dans l’auditoire des prisons, les trois femmes qui partagent la cellule de Françoise Féjoz. La première se nomme Josephte Michel. Elle est âgée de quarante ans environ. Sans profession, elle est incarcérée depuis la fin du mois de juillet dernier. Interrogée si elle est informée que le concierge Antoine Gaviot ait abusé soit connu charnellement la Françoise Féjoz, elle répond : Depuis que j’ai été détenue dans les présentes prisons et mise avec la Françoise Féjoz dans une chambre au dernier étage, comme accusées toutes deux de vol, lorsque ledit Gaviot nous portait quelque chose à manger, il nous le remettoit du seuil de la porte sans entrer dans les chambres et il faisoit la même chose lorsqu’il venoit faire la visite, de sorte que je n’ai jamais vu dans ces temps-là qu’il ait eu aucune familiarité avec ladite Françoise Féjoz, moins encore qu’il en ait abusé ni connu charnellement.
Cette première partie de la réponse n’apporte aucune preuve du forfait. Au contraire, elle tendrait à prouver que le concierge faisait correctement son travail. Dans les règlements des prisons, il est prévu que le concierge fasse la visite deux fois chaque nuit et trois fois chaque jour. Il est également prévu que les prisonniers qui sont détenus pour des délits autres que crimes graves et atroces, puissent soit être nourris par le concierge qui leur fournit alors du pain, de l’eau et de la paille à un tarif fixé par les juges ducaux en fonction de l’abondance ou la cherté des vivres de l’année, tarif affiché au lieu le plus apparent de la prison, soit se faire livrer à manger de l’extérieur et alors ce qui est apporté aux prisons est contrôlé par le geôlier, duëment visité sans aucune diminution, ni altération, avant d’être remis aux prisonniers.
Josephte Michel poursuit : mais depuis le courant du mois de septembre suivant, ledit concierge s’étant aperçu que nous avions arraché quelques clous de la porte de ladite chambre et fait quelques tentatives pour l’ouvrir, nous a fait changer de chambre et a placé ladite Féjoz dans une autre du même étage, vis-à-vis de la précédente. Il n’y avait alors point d’autre détenu à cet étage. Il m’a conduite au rez de terre et placée dans un cachot où j’étois seule. Dans le courant du mois de novembre suivant, ledit concierge a conduit dans ce même cachot ladite Féjoz et le même jour une nouvelle prisonnière appelée Marguerite Dulac de Saint-Julien et quelques jours après il y a encore placé une nouvelle prisonnière de Saint-Etienne-de-Cuines appelée Bartholomée. La prisonnière ne sait manifestement rien de ce qui a pu se passer. Lorsque le juge lui demande si elle a quelque chose à ajouter elle dit : J’ai remarqué tout comme les autres deux femmes que ladite Françoise Féjoz a été prise deux ou trois fois par intervalles de maux de cœur et de vapeurs et qu’elle avait les yeux lassés et différents de son ordinaire. Je lui ai dit : tu as tiré un coup avec le concierge pendant le temps que tu as été seule là-haut ? De quoi elle n’a point voulu convenir, en nous disant que nous étions des rapaces, que cela n’étoit point vrai. Cependant selon les apparences, il me paroit qu’elle est enceinte.
La deuxième prisonnière, Marguerite Dulac, est introduite dans le parloir et interrogée. Elle déclare être âgée de quarante-cinq ans, être sans profession, n’avoir aucun bien. Elle est incarcérée dans la prison depuis le courant du mois de novembre dernier. Dans sa déposition, elle raconte la même chose que le témoin précédent ajoutant : Cependant ayant remarqué que cette jeune fille prenoit des vapeurs et tomboit par terre, il m’a paru ayant fait plusieurs enfants que lesdites vapeurs étoient les effets d’une grossesse récente. Les deux autres femmes ont aussi été de mon sentiment, et nous le lui avons manifesté, mais elle n’en a point voulu convenir. Elle confirme que les trois prisonnières étaient toujours ensemble et qu’elles ne sortaient pas du cachot.
Ces deux témoignages font apparaître que plusieurs personnes ont été changées de cellules et mises dans une même pièce. La justice pourrait le reprocher au concierge puisque la loi prévoit qu’il ne peut le faire qu’avec la permission du juge. Dans le cas présent, ce dernier ne semble pas vouloir en tenir compte puisque c’était dans le but de préserver les détenues du froid. La prison de Saint-Jean-de-Maurienne est d’une vétusté notoire et la loi prévoit que les prisonniers ne doivent pas perdre la vie par de trop grandes souffrances.
La dernière prisonnière est appelée. Elle se nomme Bartholomée Fauchon, elle est âgée d’environ cinquante ans, sans profession, elle n’a aucun bien. Interrogée comme les témoins précédents, elle répond : Je dis et dépose que depuis environ cinq semaines que je suis détenue dans les prisons avec la Marguerite Dulac, Josephte Michel et Françoise Féjoz dans un mauvais cachot dessous la cuisine du concierge, je ne suis jamais aperçue que cette dernière ait eu des fréquentations avec Antoine Gaviot et elle ne peut pas en avoir eu sans que je m’en sois aperçue non plus que les autres, d’autant que nous avons toujours été toutes les quatre ensemble sans sortir dudit cachot et quoi que j’aie vu quelques fois prendre des vapeurs à ladite Féjoz, je ne puis pas en déterminer la cause du fait que je ne suis point du tout informé du fait sur lequel vous m’avez interrogée.
Le juge n’est toujours pas très avancé dans son enquête. Il décide de faire vérifier si la jeune femme est bien enceinte et depuis quand. Pour cela il demande à une accoucheuse de la ville, Marie-Louise Devanne veuve Fournier de bien vouloir la visiter dans un cabinet attenant à l’auditoire des prisons et de faire un rapport : Je Marie Louise Devanne veuve Fournier, accoucheuse, habitant en cette ville vous dit et rapporte que venant de visiter secrètement ladite Féjoz, j’ai reconnu qu’elle a été récemment soit depuis deux ou trois mois connue charnellement par quelqu’un, ayant trouvé à découvert l’orifice de sa matrice ce qui est un signe certain et pour ce qui est de la grossesse ayant aussi trouvé l’orifice de sa matrice fermé et les mamelles dures, qui sont des signes de grossesse, j’ai jugé par-là que ladite Françoise Féjoz se trouvait enceinte d’environ trois mois. Ceci est assez probable m’ayant déclaré elle-même pendant que je l’ai visitée qu’elle avoit été connue charnellement par deux fois dans les prisons depuis quelques mois sans me dire de qui, ne le lui ayant pas demandé.
La preuve est établie que la jeune fille était vierge en entrant dans la prison et que sa grossesse a bien commencé pendant son séjour en prison, ce qui est important, car le Code civil dit bien : Le geôlier qui connoit charnellement la vierge emprisonnée mérite la mort, même s’il avoit forcée une putain détenue.
Il reste au juge à entendre les soldats de justice qui gardent la prison et qui ont dénoncé le concierge. Ils sont convoqués le 16 janvier dans l’étude du juge.
Le premier à être interrogé est Jean Bonhomme. Il est âgé de trente ans environ, soldat de justice de profession et ne possède aucun bien. Le juge lui fait prêter serment. À la première question qui est de savoir s’il est au courant que le concierge Antoine Gaviot a quitté son poste depuis quelques jours et s’il en connaît les raisons, il répond : Je dis et dépose que le quatre du courant, sur le tard Jacques Rostaing, soldat de justice m’a dit à la maison de monsieur Gavard où je travaillais que lui Rostaing étant de garde ce jour-là aux prisons, il n’avoit point vu ledit Antoine Gaviot et que sa femme avait dit que, comme il faisait le métier de boucher, il étoit allé acheter du bétail à la paroisse d’Albiez-le-Jeune, qu’elle avoit tenu ce discours le matin et qu’elle venoit de lui dire que son mari avait pris la fuite ladite matinée audit jour par rapport à la Françoise Féjoz, détenue et dont il avait abusé et effectivement depuis ledit jour ledit Gaviot n’a plus reparu aux dites prisons.
Le magistrat lui demande ensuite : Lorsque vous vous êtes trouvé de garde ou autrement et depuis la détention de ladite Françoise Féjoz, ne vous êtes point aperçu que ledit Gaviot ait eu quelques liaisons ou familiarités avec elle dans les temps qu’elle s’est trouvée seule enfermée dans une chambre au dernier étage ?
Il répond : Je ne me suis jamais aperçu ni lorsque j’étais de garde ni autrement que ledit Gaviot ait eu quelques familiarités particulières avec la prisonnière de plus qu’avec les autres détenues. J’ai bien vu qu’il alloit quelques fois la visiter et portoit à boire et à manger à ladite Féjoz lorsqu’elle étoit seule dans ladite chambre au dernier étage, mais je n’ai pu m’apercevoir d’aucune liaison particulière entre eux deux et personne d’autre ne peut s’en être aperçu à ce que je pense, attendu que pendant ces jours-là il n’y avoit personne d’autre de détenu audit étage.
Le deuxième soldat interrogé est Jacques Rostaing. Il est âgé de vingt-deux ans environ et ne possède aucun bien. Après avoir prêté serment, il explique qu’étant de garde le quatre du courant et n’ayant pas vu le concierge, il demande à sa femme où il est. Elle lui répond qu’il est allé chercher du bétail à la paroisse d’Albiez-le-Jeune. Plus tard, voyant qu’elle était triste, il lui dit de ne pas s’inquiéter, car son mari allait bientôt revenir. Ce à quoi elle lui a répondu tout naïvement : que son mari était parti de grand matin et qu’il ne reviendrait plus parce qu’il avait abusé de la Françoise Féjoz et qu’elle en était toute désolée. Le soldat ajoute qu’il ne s’est jamais aperçu pendant qu’il était de garde que le concierge ait eu des familiarités particulières pour la détenue, ayant vu qu’il allait lui faire les visites et lui porter à boire et à manger comme aux autres. Après un temps de silence, le soldat reprend : j’ai seulement observé pendant ce temps-là que ce soit de jour soit de nuit, qu’il alloit seul faire pour l’accompagner.
Les trois autres soldats de justice interrogés, Joseph Deschamps, quarante-cinq ans, Mathieu Fontaine, quarante ans et François Dompnier, trente-cinq ans fournissent les mêmes réponses assurant n’avoir rien remarqué si ce n’est que le concierge allait bien seul pour visiter la Françoise Féjoz.
L’avocat fiscal Roges dépose ses conclusions le 7 février 1791. Il reprend l’ensemble des dépositions et conclut que Françoise Féjoz a bien été abusée par le concierge. Affirmation corroborée par les déclarations de l’épouse dudit Gaviot qui en aurait reçu la confidence de son mari et enfin parce que la fuite dudit Gaviot avant que d’être enquis à ce sujet, forme un indice pressant de la vérité de sa faute. La loi dit : Nous avons dit que l’accusé tombe dans la conviction de ce dont il est chargé par la fuite, car comme dit Horace, l’innocent ne fuit pas : Inita ex vitae scelerisque purus. Non eger mauri iasculis, nec arcu. Attendu qu’il s’agit d’un délit qui mérite peine afflictive (peine médiane entre les peines légères et la peine capitale : ex, le blâme, l’amende honorable, l’exposition publique, le fouet, la mutilation, les galères, le bannissement ou la question), il conclut à ce qu’il soit ordonné que le susdit Antoine Gaviot, brigadier de justice et concierge des prisons de cette ville et y habitant, accusé d’avoir connu charnellement la nommée Françoise Féjoz qui se trouve détenue dans lesdites prisons et sous la garde d’Antoine Gaviot et de l’avoir rendue enceinte de son fait, sera saisi et appréhendé au corps pour être sous due et sûre garde traduit dans lesdites royales prisons aux fins d’y répondre par sa bouche aux interrogations du fisc et y demeurer ensuite jusqu’à sentence et arrêt définitif et entière exécution d’icelui et ne pouvant être appréhendé au corps, il sera cité et ajourné en conformité des royales Constitutions à comparaître en personne dans l’auditoire royal à trois brefs délais consécutifs dont les deux premiers de trois jours francs et le troisième et dernier de huit jours aussi francs pour y répondre de même par la bouche aux interrogations du fisc et pour, passé ledit dernier délai venir ouïr la prononciation du jugement qui sera contre lui rendu sur les conclusions précédentes du fisc.
Le juge Gravier ordonne le 8 février au sergent royal et soldat de justice qu’en exécution de son décret pris le jour même, il soumette au corps et traduise sous bonne et sûre garde dans les prisons royales le dit Antoine Gaviot. Le sergent se rend immédiatement aux prisons royales en compagnie de Joseph Deschamps et Mathieu Fontaine, soldats de justice à lui donnés pour main forte. Il fait faire par les susnommés recherches et perquisitions concernant ledit Gaviot et ne l’ayant pas trouvé, il se rend devant la porte de son domicile où étant, après avoir fait battre la caisse par le serviteur de ville à la manière accoutumée, j’ai à ma franche et intelligible voix lu le contenu des susdites lettres et l’ai assigné à comparaître en personne, après trois brefs délais consécutifs dont les deux premiers de trois jours francs chacun et le troisième de huit jours francs aussi et, passé le dernier délai, venir ouïr la prononciation du jugement qui sera contre lui rendu sur les conclusions du fisc. Le sergent affiche ensuite l’avis sur la porte en présence des deux témoins.
L’avocat fiscal conclut le 2 mars suivant qu’il ne lui reste qu’à examiner à quelle peine le délit commis par Antoine Gaviot peut le rendre soumis. Sur ce qui est rapporté dudit code « de custodi delle carceri » (Des concierges des prisons) la peine de ce délit, l’inceste, est capitale quand même le geôlier n’auroit pas usé de force envers la prisonnière pour la connaître, à moins que cette prisonnière pût être regardée comme une femme prostituée et l’on trouve que plusieurs cours souveraines ont infligé cette peine capitale dans pareil cas. » Cette peine, la mort, cependant paraît trop rigoureuse, car suivant l’express disposition de la loi (droit romain), un tuteur qui aurait eu commerce avec sa pupille n’est pas puni de la peine de mort, mais seulement de la déportation et de la confiscation de ses biens. L’on ne peut pas ce me semble dire que le délit de l’un soit plus grave que celui de l’autre et aussi parce que d’autres cours ont été plus douces envers le geôlier qu’envers le tuteur. Il est vrai aussi que dans les peines comme les récompenses l’on doit avoir égard à la qualité des délinquants et qu’ici la qualité dudit Gaviot de simple brigadier de justice et de concierge ne paraît point devoir être prise en considération, mais ne paraissant pas douteux que le crime est plus grave lorsqu’il y a eu violence que lorsqu’il n’y en a point eu, et la dite Françoise Féjoz dans sa déclaration n’ayant pas dit que ledit Gaviot ait usé de violence envers elle, ayant seulement dit qu’il avait commencé à la cajoler et qu’après il l’a jetée sur la paille sans qu’elle ait dit lui avoir fait résistance, ce qui fait présumer qu’il y a une espèce de consentement de sa part, n’étant pas établi comme elle l’a allégué qu’il l’eut menacée de la maltraiter si elle en formoit la plainte, nous pensons avoir lieu de nous écarter de la peine consuétudinaire et de conclure que ledit Gaviot soit pour réparation condamné à servir par force dans les galères de Sa Majesté pendant dix ans avec inhibition et défense de les désemparer à double peine ensemble aux dommages-intérêts envers partie lésée et aux frais et dépens de justice.
Le juge Joseph Gravier délivre son jugement le 10 mars : Nous juge mage susdit tant de ce qui résulte des actes de la procédure que pour le profit de la contumace que nous déplorons nous avons déclarée Antoine Gaviot suffisamment atteint et convaincu d’avoir eu dans le commencement de l’automne dernier qu’il se trouvoit concierge des prisons, commerce charnel avec la nommée Françoise Féjoz détenue dans icelles pour cause de vol et de l’avoir rendue enceinte et en réparation avons icelui condamné à servir par force dans les galères de Sa Majesté pendant sept années., avec défense de les désemparer à double peine, aux dommages et intérêts envers les parties lésées et aux frais et dépens de justice et notre présente sentence sera notifiée et publiée à forme des royales Constitutions et icelles envoyées au Sénat pour y être confirmées ou réparées après les conclusions du seigneur avocat fiscal général.
Antoine Gaviot s’est enfui. Il n’a pas l’intention de revenir se livrer à la justice.
Le sergent royal se transporte le 18 mars 1791 devant la porte de l’auditoire royal de la province de Maurienne où après avoir fait battre la caisse, il lit à haute et intelligible voix tout le contenu de la sentence, puis il l’a affichée sur la porte en présence de Georges Taravel et de Joseph Montaz, témoins requis. Les frais se sont élevés à seize sols y compris les droits du serviteur de la ville.
Antoine Gaviot est un criminel. Sa femme se retrouve dans la peine, elle est à la rue sans aucun bien. Les meubles, les vêtements, la vaisselle, les chandeliers, tout a été saisi pour payer les frais de justice et pour régler les dettes du concierge. Tous les instruments et outils, ainsi que les stocks de viande, qui se trouvaient dans la boutique qu’il utilisait pour exercer son métier de boucher, sont vendus afin de payer les loyers dus au propriétaire.
NOTE N°1
Verbal d’annotation des effets d’Antoine Gaviot concierge des prisons de la ville de Saint-Jean-de-Maurienne.
L’an mille sept cent quatre-vingt-un et le onzième du mois de janvier en la ville de Saint-Jean-de-Maurienne certifie à tous qu’il appartiendra qu’en exécution de la procédure qui s’instruit contre le nommé Antoine Gaviot concierge des royales prisons de cette ville et pour satisfaire à ce qui est prescrit par les Royales Constitutions , je me suis rendu dans son bâtiment de maison situé dans les susdites prisons aux fins d’y procéder à annotation de tous ses biens, meubles, effets et autres qu’il pourroit avoir pour l’assurance des frais et dépens de justice et dommages auxquels il pourrait être condamné, à quel effet en l’ assistance de messire Jacques Augert, praticien de cette ville que j’ai requis pour excuser le sieur avocat fiscal et en présence de Jacques Rostaing et de Jean Bonhomme, témoins par moi requis , j’ai procédé à la sus dite annotation comme ci-après. Premièrement étant entré dans la cuisine dépendante dudit bâtiment, j’y ai trouvé les meubles ci-après savoir un périssoire bois sapin à quatre pieds avec son couvercle mi- usé, un buffet de bois sapin à deux portes et à deux tiroirs avec son râtelier au-dessus à cinq rayons mi- usés, plus un grand plat de terre, plus dix-neuf assiettes de terre, plus cinq bouteilles rondes et une d’un pot, le tout de terre, plus quatre écuelles de terre, deux petits pots de terre, quatre plats de terre, une scie à main assez bonne et une poêle à frire assez bonne, une percée mi- usée, un couteau à hacher les herbes mi- usé, une fourchette de fer, une cuillère de fer et deux de bois, un arrosoir de chambre mi- usé, un chandelier de bois mi- usé, un bassin de cuivre mi- usé, une petite cloche de genre à manche assez bonne avec son couvert, un grand bronsin de Gueuse (pot en fer) tenant environ un seau, plus une poêle. À côté de ladite cuisine s’y est trouvé un poêle d’Allemagne de Gueuse (fonte qui sort des hauts fourneaux avant moulage) avec les tuyaux et bronsin tout neuf que les soldats de justice m’ont dit avoir ascensé conjointement avec ledit Gaviot du nommé Dominique Arnaud marchand ferretier de cette ville, plus une table en bois sapin avec son pliant mi- usé, plus quatre chaises de bois noyer mi- usées, plus un bois de lit de noyer mi- usé, un garde-paille (housse de paillasse) mi- usé, une couverte verte presqu’usée et un drap aussi presqu’usé, plus un coffre soit banc fermant à clef dans lequel s’est trouvé l’habit d’ordonnance du dit Gaviot assez bon, plus une commode en bois sapin à trois tiroirs avec ses garnitures presque neuves, plus un poids à peser assez bon ayant du côté du plus fort cent et soixante livres, un partellet (sic) de fer assez bon, plus trois couteaux de boucherie mi- usés, plus douze cadres en gypse mi- usés, plus un grand seau de bois, plus un chaudron de cuivre pesant avec son anse douze livres et assez bon. Plus un autre bronsin de Gueuse pesant avec son couvert douze livres, plus dans un réduit dessous le degré s’y est trouvé un petit tonneau tenant environ six émines appelées Maconnoise à trois cercles de fer et vide, plus au galetas s’y est trouvé quarante livres de graisse non fondue, plus à l’écurie où le dit Gaviot qui faisoit le boucher abattoit le bétail, il s’est trouvé deux quartiers de viande de bœuf qui ont pesé les deux cents vingt livres, plus s’y est trouvé deux mauvais râteliers pour y écorcher le petit bétail, plus un gros soufflet de boucherie. Plus à la boutique que tenoit ledit Gaviot en acensement des frères Rochaix, s’y est trouvé deux morceaux de viande pesant vingt livres que le dit Rochaix s’est prévalu et a déclarer se contenter pour douze livres d’argent que le dit Gaviot lui étoit en devoir de payer pour trois mois de cense de la dite boutique, plus s’y est trouvé encore un petit partellet de fer avec une raclette pour racler les plats sur lesquels il coupoit la viande, de plus étant à la susdite maison seroit survenu le dit Vincent Ducol qui m’auroit déclaré devoir au dit Gaviot un quintal et deux livres de viande à raison de dix-huit livres le quintal, plus dans le susdit coffre il s’est trouvé les titres ci-après, savoir une promesse de main privée passée en faveur dudit Gaviot par Jacques Rostaing soldat de justice du dix-sept novembre 1790 portant la somme de cinquante livres pour le mérite de la mention (sic) y désignée cotée n°1, plus une autre promesse passée en faveur du dit Gaviot par Sébastien Billet de Modane sur du papier simple faute d’autre portant la somme de cinq livres pour dépenses de bouche faites chez le dit Gaviot, icelle en date du quatre mai 1790 cotée n°2, plus une autre promesse sur du papier timbré en faveur dudit Gaviot par Jacques Girard d’Albiez-le-Vieux portant la somme de trente livres, plus une autre promesse de main privée passée en faveur dudit Gaviot par Grégoire Arnaud du vingt-deux juin 1790 portant la somme de cent livres cotée n°4, et n’ayant rien de plus trouvé à pouvoir annoter dans les susdits bâtiments, écurie et boutique dont s’agit ci-devant je me suis retiré avec tous les susnommés après avoir accordé acte de tout, excusant le fisc, pour les servir et valoir ainsi que de raison et à ces fins vaqué plus de quatre heures. A Saint-Jean-de-Maurienne ce cinq janvier 1791 de même que les dits Augert. Je soussigné Claude Petit, notaire royal et greffier de la judicature mage de Maurienne.
BIBLIOGRAPHIE
+ Archives départementales de la Savoie : série 2B, N° 10412.
+ Lois et constitutions de Sa Majesté. 1770, Stamperia Reale, Turin. 2 tomes.
Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne
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